Guderian. Heinz Guderian. Un nom qui claque et qui résonne dans les esprits comme celui du « pape » de la guerre mécanisée. Comme celui d’un officier visionnaire qui « reste dans l’histoire militaire comme l’une des incarnations les plus parfaites du génie opérationnel et organisationnel engendré par le militarisme germano-prussien », selon les mots du professeur Benoît Lemay en introduction de cette réédition de Mémoires écrites à la fin des années 1940.
Auteur de l’ouvrage Achtung ! Panzer ! qui le distingua en 1937, Guderian est surtout connu pour ses prouesses guerrières entre 1939 et 1941 à la tête de ses Panzergruppe, depuis la percée des Ardennes à l’Ouest jusqu’à la bataille de Kiev à l’Est. Et de cela il en est évidemment question dans ces Souvenirs d’un soldat. Mais le principal promoteur de ce qu’on appellera rétrospectivement la guerre éclair est sans doute moins connu pour ses fonctions d’inspecteur des unités blindées en 1942-1943, puis de chef d’état-major général de la Wehrmacht de l’été 1944 – juste après l’attentat échoué contre Hitler – jusqu’au naufrage militaire du printemps 1945. Aussi les mémoires du général d’armée Guderian – qui fût bien plus qu’un soldat, contrairement au sous-titre de ses souvenirs – offrent-elles une immersion aux premières loges de la charnière politico-militaire allemande. Au-delà du seul récit de l’aventure technique et opérationnelle de l’arme blindée, depuis les combats doctrinaux de l’entre-deux-guerres jusqu’à l’éclatante illustration du rôle du char comme instrument de rupture, on y découvre surtout la narration à la fois passionnante et étouffante de la manœuvre stratégique allemande après le tournant de Stalingrad. Les mémoires du chef d’état-major général des forces terrestres nous amène ainsi au cœur de la décadence progressive du haut commandement : on y voit notamment ces généraux forcés de mener un double combat non seulement contre l’ennemi militaire mais aussi contre un Hitler dont la méfiance à l’égard des officiers de la Wehrmacht croît avec l’approche de la défaite. Entre mépris des généraux et aveuglement sur l’issue des combats, c’est la dure chronique d’un naufrage annoncé qui revit sous la plume du général prussien.
Mais par-delà ces cinq cents pages pour l’histoire, ce sont certainement les vingt pages d’introduction de Benoît Lemay qui donnent une perspective particulière à cette réédition. Professeur d’histoire au collège militaire royal du Canada, ce dernier dresse en effet un tableau nuancé du récit de Guderian, dont les propos tendent à le désolidariser de la conduite politique des guerres d’agression menées par le IIIe Reich. Le professeur Lemay rappelle que les travaux historiques récents montrent sans ambiguïté le rôle actif de la Wehrmacht – et de Guderian en particulier – comme « instrument docile dans une entreprise criminelle » : partie prenante de la dynamique d’agression en Europe, le haut commandement de l’armée de terre, loin de n’avoir fait que son « devoir de soldat », a largement contribué à concevoir le plan d’expansion germanique, devançant parfois même les désirs de Hitler. S’agissant de la guerre en Russie, Benoît Lemay rappelle l’adhésion totale de Guderian à l’entreprise d’anéantissement de l’État soviétique pour juguler le « péril judéo-bolchevique », adhésion cohérente avec le « nationalisme et le conservatisme exacerbés » de celui qui était alors le commandant de la 2e armée blindée. Enfin, sur la période des derniers mois de la guerre, il met en lumière un Guderian « jusqu’au-boutiste acharné, indifférent aux pertes et aux destructions subies par l’Allemagne », invitant ainsi à relativiser les considérations éthiques qui émaillent le récit du général. Un préambule précieux avant d’entrer dans ce récit autobiographique publié à une époque où les impératifs du réarmement allemand, dans le cadre de l’Otan, primaient.
En tout état de cause, si cette présentation sans concession pousse à lire ces « souvenirs d’un soldat » avec circonspection, elle n’ôte rien au poids du témoignage et au grand intérêt de se (re)plonger dans le chaudron des guerres du IIIe Reich.