Professeur d’histoire contemporaine spécialiste du fait religieux, Guillaume Cuchet s’empare avec ce sixième ouvrage du « dossier » de la spectaculaire chute du catholicisme en France au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Car s’il est connu et incontestable, ce récent phénomène de notre histoire sociale reste paradoxalement mal expliqué et objet de nombreuses idées simplistes. Aussi, dans cet essai aux allures de thèse, l’auteur délivre une analyse sociologique et historique à la fois rigoureuse et passionnante pour montrer comment et surtout pourquoi notre pays est passé en l’espace de quelques décennies d’une génération à 94 % de baptisés et 25 % de pratiquants dominicaux au début des années 1960 à des taux respectivement de 30 % et 2 % aujourd’hui.
En remettant en perspective l’époque charnière des Trente Glorieuses dans le temps long du processus de déchristianisation en France, Guillaume Cuchet démêle avec toute la rigueur méthodologique de l’historien les inducteurs de la brutale « sortie de la religion catholique » de la société française. Il identifie ainsi en premier lieu le concile Vatican II (dont les travaux s’étalent de 1962 à 1965) comme l’événement clé qui provoque la « rupture de pente » observée en 1965 dans le taux de pratique religieuse en France. Cette datation précise permet ainsi de relativiser les facteurs traditionnellement invoqués de l’effet « mai 68 » et de la publication de l’encyclique Humanae vitae du pape Paul VI – qui rappelait l’interdiction de la contraception – en juillet 1968, facteurs finalement secondaires car postérieurs au décrochage très net de 1965. À cet événement catalyseur de la crise s’ajoutent, d’une part, l’érosion progressive de la culture de la pratique obligatoire – qui provoque un décrochage sans précédent chez les jeunes des années 1960 – et, d’autre part, la propagation rapide d’un discours relativiste faisant passer la religion d’un « fait de mentalité » à un « fait d’opinion ». Pour l’auteur, les deux principaux symptômes de ce relativisme sont la chute de la pratique de la confession, qu’il qualifie de « fait sociologique et spirituel majeur », et la crise de la prédication des « fins dernières » qui s’alimente au même moment de la recherche croissante du bien-être matériel terrestre dans une société en phase de modernisation rapide.
Puisant dans des matériaux très riches (enquêtes, monographies, registres, entretiens avec des religieux…), le professeur Cuchet s’attache par ailleurs à analyser les différents courants d’interprétation de cette rupture sans précédent au sein de l’Église. Il met ainsi en évidence une cécité et un déni collectifs liés à la « sanctuarisation idéologique du concile Vatican II », qui débouchèrent sur une tendance à voir dans le gain qualitatif associé au concile une compensation à la perte quantitative des fidèles. Hélas, l’hémorragie des fidèles a été telle que le passage sous le seuil de la « masse critique » empêche désormais selon l’auteur tout retour massif du catholicisme dans la société. Au total, malgré l’importance résiduelle du « catholicisme culturel », c’est bien un « croisement des courbes de ferveur » – entre catholicisme et islam – qui s’opère désormais en France.
Pour le lecteur de la Revue Défense Nationale, que retirer de cet essai ? Incontestablement, une réflexion sur la psyché de la communauté nationale que nous défendons et de laquelle émanent les forces armées. Une communauté, d’abord, qui a en grande partie « perdu le sens du religieux » (selon les mots d’Hubert Védrine) et qui se prive ainsi d’une clé de lecture majeure des conflits contemporains. Car comprendre le fait religieux n’est pas la même chose qu’avoir le sens du religieux. Une communauté, ensuite, dont le rapport à l’au-delà et donc à la mort a radicalement changé en un demi-siècle (1) faisant passer cette dernière de fait naturel accepté au statut de tabou social. Une communauté, enfin, qui a perdu le sens de la transcendance, contrariant ainsi un des ressorts fondamentaux de la nature humaine, comme le prouve hélas la séduction d’une partie de la jeunesse nationale par les thèses islamistes. En somme, Comment notre monde a cessé d’être chrétien est une leçon sur nous-mêmes. Non pas que cette Anatomie d’un effondrement doive nous réjouir ou à l’inverse nous faire broyer du noir, mais plutôt nous inciter à une introspection lucide. « Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par les défaites » (Sun Tzu, L’Art de la guerre).
(1) Sur cette mutation et son rapport au monde de la défense, voir notamment le n° 35 de la revue Inflexions, « Le soldat et la mort ».