Sillonnée durant des millénaires, par des navires venus de toutes ses rives, navires de commerce, de combat, puis de tourisme, voilà que la mare nostrum, cette mer au milieu des terres est devenue frontière de pauvreté. C’est un chassé-croisé de paquebots de croisière, occidentaux qui déversent sur ses côtes des armadas de touristes aisés, alors que des masses de déshérités s’embarquent sur des esquifs de fortune cherchant des terres promises. Ces milliers d’Africains, de Syriens, Érythréens… fuient, leur manque de liberté politique, l’intolérance religieuse et surtout leur misère. La grande bleue est devenue pour eux le gouffre de la mort. Mais les flottes des puissances y voguent aussi, les Russes ont établi des bases à Tartous et Lattaquié. La marine chinoise y a fait des apparitions remarquées et qui sait si l’Iran ne cherche pas à s’établir sur les côtes syriennes, pour un jour exporter son gaz… Une éventualité lointaine et hasardeuse, mais doit-on pour autant totalement l’écarter ?
Pendant des siècles, la Méditerranée apparut comme un tout dont les religions, les civilisations, les puissances et riverains cherchèrent à récupérer ou utiliser la paternité ou la propriété. Alain Blondy, qui a été professeur invité dans de nombreuses universités méditerranéennes et qui a enseigné longtemps à Malte, en dresse un panorama magistral, documenté, toujours clair et brillant.
On semble avoir tout dit sur cette mer première, devenue un détroit maritime, sur son unité, ses divisions, ses fractures, son homogénéité et sa disparité. Mais nous savons depuis longtemps, et pas seulement depuis la disparition de l’imperium romain, le surgissement de l’islam, les croisades, la colonisation et les conflits, que les catégories de civilisation ou les matrices d’évolution au Nord et au Sud, à l’Ouest et au Sud, ne se laissent pas réduire à des dénominateurs communs. Cette surface d’eau de 2 510 000 km² soit huit fois la Caspienne, mais ne représentant que 2,3 % de l’étendue de l’Atlantique, a joué dans l’imaginaire des peuples un rôle plus que disproportionné par rapport à sa superficie. Encore faut-il distinguer son bassin occidental (850 000 km²), celui des pays européens, Espagne, France, Italie, de son bassin oriental (1 650 000 km²). Malte, qui servit de porte-avions à la Grande-Bretagne, durant la Seconde Guerre mondiale et que les Italiens firent l’erreur, en juin 1940 de bombarder, soudant la population autour de Londres, se situant à la joncture des deux bassins. C’est par ailleurs en Méditerranée que l’échec de la deuxième offensive de Rommel, en 1942 après la victoire des FFL à Bir Hakem, en juin 1942, puis celle essentielle des Anglais à El-Alamein, en novembre, marqua selon le mot de Churchill, « la fin du commencement ».
En fait, la Méditerranée fut et est à la fois carrefour et coupure, alors que le monde européen occidental, qui crut y régner en maître jusqu’en 1945, n’a voulu retenir que la belle utopie d’une mare nostrum qui conférait le beau rôle à la Rome antique puis à la Rome chrétienne. Le discours dominant y vit le berceau à juste titre de la civilisation européenne, miracle grec, ordre romain, mystique juive. Dans cette optique l’Égypte, la Mésopotamie, qui inventa la forme impériale et découvrit la viticulture, les mondes berbères, ne furent que des phénomènes périphériques sinon perturbateurs qui troublèrent le bel ordonnancement ternaire symbolisé par Jérusalem, Athènes et Rome. Cette conception, montre l’auteur, relègue au second plan le Bas-Empire et le millénaire empire byzantin. Le premier est pourtant le créateur de la division Est Ouest. Si Constantin restaura, après une division de quarante années, l’unité de l’Empire en 313, il transféra la capitale à Byzance, en 330, rebaptisée Constantinople. Byzance fut accusée par la suite d’avoir généré un schisme homothétique dans l’Église. L’anathémisation de l’islam a été ensuite le moyen de néantiser cette irréversible cicatrice qui a coupé le Nord de ce même monde de son Sud. Cicatrice ou blessure ? Toujours est-il que l’Europe chrétienne, puis celle des Lumières, celle des droits de l’homme s’est conduite en gendarme de la Méditerranée, durant des siècles ; un mouvement qui ne s’acheva qu’à la charnière de la décennie 1960 avec les indépendances du Maroc (1956), de Chypre (1960) de l’Algérie (1962) et de Malte (1964).
On discute encore de l’esprit des croisades et de la colonisation. Furent-elles plus que des crimes ou des fautes s’étant efforcées d’interrompre le cours de l’histoire, des peuples au nom d’une supériorité non seulement technique et matérielle, mais qui se voulait aussi culturelle et spirituelle. Débat loin d’être purement théorique ou historique : Vladimir Poutine, alors Premier ministre, n’a-t-il pas résumé lors de l’intervention franco-britannique en Libye en mars 2011, sous parapluie américain, la résurgence de l’esprit des croisades. En une belle formule Alain Blondy résume : « Les scarifications imposées au monde méditerranéen par l’histoire se sont muées en ornières dans lesquelles, irrémédiablement les événements et ceux-ci n’ont pas manqué. »
Malgré ces nombreuses fractures, le monde méditerranéen, sous ses trois grandes composantes, le monde romanisé, le monde byzantin, le monde islamisé n’a cessé de rechercher une unité perdue, mythique toujours à construire. De Charlemagne à Napoléon, aux pères fondateurs de l’Europe, le deuxième n’a-t-il pas nommé l’Aiglon, roi de Rome, les troisième n’ont-ils pas signé le Traité fondateur du 25 mars 1957 à Rome dans la salle des Horaces et des Curiaces au Capitole ? Dans le monde byzantin, l’effondrement de 1453 a constitué une unité autour de l’orthodoxie religieuse, qui bien que divisée en treize églises autocéphales, a offert et offre toujours un dénominateur commun aux Grecs, aux Slaves des Balkans, aux Ukrainiens et aux Russes. De Catherine II à Poutine s’est développée l’idée d’un axe en Méditerranée orientale et en mer Noire face à l’Europe occidentale et jadis, tant qu’il fallait démembrer l’empire ottoman, face au monde musulman. On voit bien dans le duo actuel Poutine-Erdogan, l’expression d’une rencontre géopolitique et géoculturelle s’opposant au monde occidental jadis dominant, qui n’est plus seul aux commandes. Quant au monde musulman, c’est peut-être celui qui a connu le plus d’échecs dans ses tentatives d’unité ou d’unification, du royaume arabe avorté de 1916, à la République arabe unie de l’Égypte nassérienne de 1958 sans compter les multiples efforts du colonel Kadhafi. Orphelin d’une unité, rêvant parfois d’un califat, en butte à un fort antagonisme sunnite-chiite, le monde arabe méditerranéen se cherche, se fragmente, s’il ne se querelle pas.
Finalement, c’est cette croyance tenace d’une aire méditerranéenne homogène, avec son envoûtante littérature qui s’est avérée l’un des obstacles à notre compréhension du monde méditerranéen. Un de ses grands fils, Albert Camus, n’a-t-il pas dit que mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde. Ses riverains trouveront-ils un jour une voie moyenne entre la recherche d’une unité et d’une harmonie inatteignable et la perpétuation des déchirements permanents qui caractérise la Méditerranée ? 15 000 ans d’histoire et d’expérience devraient nous y aider. Après tout le Grec utilisait trois mots pour désigner la mer : Pelagos, Pontos et Thalassa, le latin a repris les deux premiers, et ont ajouté, Mare dont l’origine est inconnue. Pour le moment, face à l’afflux des réfugiés, les pays riverains de la Méditerranée, au premier rang desquels, l’Italie la Grèce et Malte connaissent une véritable crise des réfugiés qui rejaillit sur l’ensemble de l’Union européenne. Si depuis longtemps, la Méditerranée n’est plus le centre du monde, elle est au croisement de l’Europe, de l’Afrique, et du Moyen-Orient, une des zones les plus névralgiques du monde.