Le célèbre florentin n’est pas seulement l’auteur de l’opuscule destiné à l’information et l’éducation des « princes », italiens : le De principatibus, notre Prince, rédigé une fois retiré – contre son gré – des affaires ou des Discours sur la première décade de Tite-Live, consacré au fonctionnement des « républiques ». Il fut aussi un ambassadeur cultivé, un homme de lettres dans tous les sens du mot, qui, envoyait des notes aux organes exécutifs de la République, en des moments cruciaux de son existence. La Segnoria, le gouvernement de Florence, composé de neuf « prieurs » renouvelés tous les deux mois, l’envoya à quatre reprises, en 1500, 1503, 1510, 1511 en France.
Le royaume de France, principale puissance européenne, l’allié de Florence avait effectué diverses « descentes » vers l’Italie, à compter de 1494 inaugurant une politique d’équilibre des puissances qui s’épanouira au cours des siècles suivants. Car afin de s’opposer à ces « barbares, » venus du Nord, Venise, le Pape, l’empereur et bien d’autres cités et États, jusque-là désunis s’allièrent pour s’opposer à la furia francese. Expression datant de la bataille de Fornoue, affrontement de la première guerre d’Italie qui eut lieu le 6 juillet 1495, à 20 kilomètres au sud-ouest de Parme.
L’Europe sortait alors du Moyen Âge, les États-nations s’affirmaient et si la raison d’État n’était pas encore formulée et pratiquée, elle sera mise en honneur par Richelieu, l’Europe s’affranchissait des a priori théologiques médiévaux et de la tutelle du Pape. Elle tournait le dos à la res publica Christiana, devenue pure fiction politique. C’est à ce moment que la figure de l’ambassadeur commença à prendre ses contours modernes. Il ne s’agissait plus d’une figure noble, entité purement représentative, mais d’un « légat » à la mission plus offensive, appelée à décrire les mœurs, l’état d’esprit, les forces et faiblesses des États dans lesquels il était envoyé au départ pour des missions temporaires.
La fonction de l’ambassadeur devint plus technique, sur le plan du droit, et fit appel à des experts, plus politique surtout car en ces temps de guerre ininterrompue, au moment où les alliances se faisaient et se défaisaient, au gré de l’évolution des rapports de force il était difficile de rester neutre. De ses diverses missions en France et en Allemagne il sortit de la brillante plume de Nicolas Machiavel, surtout de ses étonnantes capacités d’observation différentes notes, traités, instructions, manuels à l’usage des diplomates qui n’ont rien perdu de leur mordant.
« Couronne et roi de France sont aujourd’hui plus solides, plus riches et plus puissants que jamais pour les raisons ci-après. Et d’énumérer les divers atouts de la France, qui en raison « de son étendue, et de la commodité de ses grands fleuves, est grasse et opulente ». Surtout le roi de France a réduit l’opposition des féodaux et chacun des barons ne s’insurge plus contre lui sachant qu’il – ou sa descendance – peut accéder au trône.
Contrairement à l’image d’un peuple querelleur et insoumis Nicolas Machiavel se plaît à souligner que « les peuples de France sont soumis et parfaitement obéissants et ont une grande vénération pour le roi. Ils vivent à peu de frais, en raison de la grande abondance des denrées ». Tout n’est pas que louange sous la plume du Florentin. « Les Français sont, par nature, plus impétueux que vaillants ou habiles, et si, lors du premier assaut on peut résister à leur furie ils ne s’amollissent ni se découragent… ». « Quand on veut réussir à la Cour, il faut beaucoup d’argent, beaucoup d’application et beaucoup de chance. Quand on leur demande un service, ils pensent au profit à en tirer avant de voir s’ils peuvent le rendre. Ils sont légers et changeants. Ils ont la loyauté des vainqueurs. Ils sont ennemis du parler et de la réputation de Rome… »
Lorsque Machiavel, est envoyé en Allemagne, en contraste avec la France qu’il a décrite comme le modèle de l’État-nation, il ne l’évoque qu’à titre moral. À preuve, « toute la bonté et toute la religion qui règnent encore parmi ces hommes ». C’était avant Luther, la guerre des paysans, la guerre de Trente Ans ! Mais c’est une image qui persista jusqu’à De l’Allemagne de Mme de Staël. « L’empereur allemand ne représente plus la force… Il règne sur un pays oligarchique où les princes ses électeurs, suivent des voies diverses. L’Empire n’est qu’une formule de chancellerie, c’est pour cela qu’il est favorable à la paix ». Puis d’ajouter ce trait psychologique qui a traversé le siècle : « Les peuples d’Allemagne sont riches. Ce qui les rend riches c’est qu’ils vivent comme des pauvres, ne construisent rien, ne s’habillent pas, n’ont aucun meuble chez eux. Il leur suffit d’avoir pain et viande en abondance et un poêle pour échapper au froid. De la puissance de l’Allemagne personne ne doit douter, tant elle abonde en hommes, en richesses et en armes. »
Une notation qu’un ministre des Finances actuel endosserait avec facilité : « Les Allemands ne font pas de dépenses qui leur retirent des mains plus d’argent que ce qu’il en faut pour maintenir en l’état leurs provisions. » La puissance de l’Allemagne doit à coup sûr beaucoup plus aux communes qu’aux princes. Leurs fantassins sont excellents et de belle stature ; au contraire des Suisses, qui sont petits, malpropres et laids. Belle prémonition !
Dans son court traité de diplomatie Nicolas Machiavel distinguait trois sortes d’affaires dont un ambassadeur devait régulièrement rendre compte : les affaires en cours, les affaires bel et bien conclues, et les affaires à survenir, les plus délicates dont il faut bien conjurer l’issue. Beaucoup de ses conseils et remarques restent toujours valables, comme le fait pour l’ambassadeur de ne pas mettre son jugement dans sa bouche, ce qui pourrait lui attirer bien des désagréments mais de conclure ses dépêches par l’artifice suivant : « Étant donné les considérations qui vous ont été soumises, les experts à la Cour estiment qu’il peut s’ensuivre tels ou tels effets ». On le voit : le machiavélisme n’est pas si machiavélique que ça !