Aujourd’hui, les expressions de géopolitique, de géopoliticien ou encore de géopolitologue sont devenues si courantes et utilisées à tout propos, comme si tout phénomène social était par nature géopolitique, que l’on a peine à se rendre compte de l’opprobre dont elles firent preuve jusqu’à la fin des années 1970. On doit l’énorme succès de cette notion en France au géographe Yves Lacoste, fondateur de la revue Hérodote, qui s’est voulue la première traitant de sujets géopolitiques, encore qu’à l’origine, en 1976, elle ait eu pour sous-titre « Stratégies, géographies, idéologies ».
Yves Lacoste dans ce dernier ouvrage explique comment lui est venue, non l’idée, mais l’impulsion de développer une pensée géopolitique, qui ne s’était pas relevée de l’anathème qui l’entourait depuis qu’elle avait servi à justifier les buts de guerre nazismes. En 1972, en pleine guerre du Vietnam, alors que les satellites d’observation étaient encore rares, il avait été appelé à effectuer une enquête au Nord-Vietnam afin d’élucider les objectifs recherchés par les bombardements américains visant le bassin de l’énorme fleuve Rouge. Yves Lacoste qui n’avait alors publié que quelques petits ouvrages démontra, au terme d’une enquête minutieuse sur le terrain, que loin d’être larguées au hasard, les bombes américaines obéissaient à des objectifs précis, à savoir avant la saison des moussons d’engendrer des crues dévastatrices en s’en prenant au réseau de digues en leurs points les plus faibles ou les plus « stratégiques ».
Grâce au retentissement international de son enquête, il conçut l’idée de créer une revue destinée à rompre avec l’image scolaire et universitaire de la géographie, encore considérée comme la parente pauvre des enseignants d’histoire et de géographie. Auparavant, il proposa à son éditeur François Maspero, de publier un livre au titre devenu célèbre La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, en 1976. Ouvrage qui fit alors scandale auprès de la corporation des enseignants de géographie qui voyait leur discipline pervertie. L’ouvrage a été réédité en 2014 aux éditions La Découverte – recencé dans la RDN – agrémenté d’une préface d’Yves Lacoste.
Il a fallu attendre 1979, explique-t-il pour que le terme de « géopolitique » soit employé pour la première fois en France en l’occurrence dans le journal Le Monde à propos du conflit qui venait d’éclater à la toute fin de l’année 1978 entre le Vietnam et le Cambodge. À l’époque le fait que deux pays socialistes en soient venus aux mains paraissait une véritable énigme pour les milieux progressistes. Cet affrontement était pourtant emblématique du conflit ou de la rivalité qui opposait l’URSS à la Chine communiste. Peu à peu le concept de géopolitique devint d’usage courant, mais ce n’est qu’en 1982, qu’apparut le nouveau sous-titre de la revue Hérodote, « Revue de géographie et de géopolitique ». La définition qu’il en donne n’a rien perdu de sa force : « L’analyse des rapports de pouvoirs – toutes sortes de pouvoirs – sur des territoires, qu’ils soient grands ou petits. » On voit ainsi que la géopolitique ne traite pas exclusivement des questions mettant en jeu des territoires appartenant à plusieurs entités nationales. On a pourtant quelque difficulté à traiter de la même façon la géopolitique de la bande de Gaza, sans parler de celle du golfe Arabo-Persique, et celle portant sur les banlieues des grandes capitales mondiales…
Dans ce livre qui fait presque œuvre de testament intellectuel, Yves Lacoste l’a commencé à dix-neuf ans au Maroc où il est né en 1929. Apprenti géographe il travaillait sur la vallée du Rharb, expérience formatrice qui lui fut utile au Vietnam en 1972. C’est tout le riche parcours intellectuel qui défile dans ses pages en courts chapitres synthétiques. La problématique des pays que l’on appelait encore de sous-développés, qui occupera pendant des décennies la pensée économique et l’action internationale en faveur du développement que l’on retrouve aujourd’hui dans la question migratoire en passe de se substituer, s’agissant du Sud, à toutes les autres.
Bien que non-historien, ni arabisant, il s’est plongé sur la pensée d’Ibn Khaldoun, un des pères de la sociologie dont les prolégomènes figurent au panthéon de la pensée mondiale. Celui-ci a décrit l’histoire politique du Maghreb, comme celle opposant pendant des siècles les relations spatio-temporelles entre d’une part ce qu’il appelle umran badawi (ce qui est traduit sans précaution par société bédouine ou nomade) et d’autre part umran hadari, traduit abusivement par « société sédentaire », alors qu’il s’agit de citadins pour Ibn Khaldoun. Une division qui ne porte pas seulement sur le Maghreb mais a marqué l’aire euroasiatique pendant de longs siècles.
Yves Lacoste a approfondi bien d’autres questions comme l’idéologie coloniale, Cuba et la guerre du Vietnam, thèmes abondamment analysés durant les années romantiques de 1960 ; l’Albanie, pays des Aigles qui a rompu avec l’URSS en 1961, puis la Chine en devenant une sorte de Corée du Nord européenne. Mais aussi le Maghreb, la Méditerranée, l’Afrique et la nation française. « Je crois avoir un peu secoué les géographes », conclut modestement Yves Lacoste, qui a créé une véritable école géopolitique française, même si celle-ci s’est scindée en multiples rameaux, ou si en fait la géopolitique, comme la prose de Monsieur Jourdain, existait déjà depuis des lustres sans avoir à être nommée. Napoléon n’avait-il pas dit que la politique d’un État s’explique par sa géographie. Les « Enquêtes » d’Hérodote sur l’empire perse ont longtemps servi de modèles d’analyse pour l’action d’Alexandre à nos jours. L’ auteur s’étend largement sur la pensée de ce précurseur.