
« We had won the Cold War at sea: the world’s oceans had been ventured, and the world’s oceans had been gained ». C’est par cette phrase que s’achève le passionnant récit de celui qui fut le secrétaire à la Marine du président Reagan de 1981 à1987, John Lehman. Avec ce quatrième ouvrage, le père de la New Maritime Strategy nous montre comment, en l’espace d’une décennie, les États-Unis ont renversé l’équilibre des forces et acculé l’URSS à la défaite stratégique, en utilisant le levier du Seapower. Richement illustré, cet essai percutant est à la fois une analyse historique, une aventure humaine et une invitation à la réflexion stratégique.
Une analyse historique, d’abord : celle du fabuleux changement de posture opéré par l’Administration Reagan à partir de 1981, en passant du containment mesuré des années Carter à un rollback décomplexé résumé par le fameux slogan « We win, they lose ». Avec le recul du temps, John Lehman montre ainsi de quelle manière la stratégie américaine quitte, en l’espace des quelques mois suivant l’élection du nouveau Président, l’état d’esprit de la « naval Maginot line » (symbolisée par le tracé maritime entre Groenland, Islande et Royaume-Uni, dit GIUK) pour renouer avec une attitude résolument offensive consistant d’une part à menacer les Soviétiques aux portes de leurs sanctuaires du grand Nord sur les façades occidentales et orientales, et d’autre part à gagner un avantage technologique décisif sur l’adversaire. Sous la plume de l’ancien secrétaire à la Marine, la décennie des années 1980 prend alors la forme d’un drame en trois temps parfaitement remis en perspective. Le premier temps, celui de la réaction soviétique, particulièrement vive sur les plans opérationnels et capacitaires, de 1981 à 1983. Le deuxième temps, celui de la bascule, entre 1983 et 1986, alors que la machine de guerre navale américaine recueille les fruits de son investissement capacitaire et atteint une masse critique et une supériorité technologique irréversibles. Dans cette phase de bascule, John Lehman souligne en particulier le tournant crucial de l’exercice Ocean Safari 86 à l’occasion duquel les alliés prouvent leur aptitude à opérer impunément avec leurs groupes aéronavals depuis les fjords norvégiens. Enfin, le troisième et dernier temps est celui de la victoire alliée et du déclin irrémédiable de la marine soviétique après son chant du cygne en 1987, année de son pic d’activité. La marine soviétique adopte en effet à partir de cette date une posture défensive qu’elle ne quittera plus jusqu’à entamer sa lente agonie des années 1990. Au total, c’est à bien des égards un match de boxe en trois rounds qui revit au fil des pages.
Une aventure humaine, ensuite : celle de tous ces « Cold War warrior-intellectuals » qui pensèrent et conduisirent la New Maritime Strategy à Washington, sur les passerelles des porte-avions, dans les central-opérations des sous-marins ou dans les cockpits des avions. Témoin de premier plan et fin connaisseur de cette Navy qu’il a lui-même servi comme navigateur sur A-6 Intruder, John Lehman nous propose une immersion dans les grands exercices navals de la guerre froide, depuis Ocean Venture 81 jusqu’à Pacex 89, en puisant dans les témoignages souvent inédits de nombreux marins qui furent aux premières loges des interactions avec l’ours soviétique. S’y ajoute une série de portraits des grands chefs de la Navy des années Reagan, de l’amiral Ace Lyons, pape de la guerre sur mer et terreur des Soviétiques, à l’amiral Hayward, chef d’état-major de la marine et fondateur avisé des Strategic Studies Group au Naval War College. Au fil des récits et des portraits, c’est une alchimie politico-militaire hors normes qui se dessine, faite de proximité intellectuelle et pratique entre des décideurs politiques et militaires partageant la même culture d’entreprise… Et l’on se prend parfois à souhaiter voir (re)naître une telle connivence dans nos pays occidentaux.
Une invitation à la réflexion stratégique, enfin : celle qui puise dans le passé pour mieux anticiper l’avenir. Car les leçons des années 1980 qui émaillent les chapitres de l’ouvrage trouvent aujourd’hui un écho singulier dans un monde marqué par la compétition entre des États-puissances qui utilisent largement les ressources du Seapower. Ainsi, parmi les nombreux parallèles qui sautent aux yeux, citons-en deux. Premièrement, la question de l’attitude à adopter face à la puissance navale chinoise, étrange reflet de la puissance navale soviétique à trente années d’écart : dans quelle mesure la stratégie de pression maximale au plus proche des bastions rivaux, hier efficace contre l’URSS, est-elle aujourd’hui pertinente en mer de Chine ? Et le « Peace through strength », qui vise à dialoguer en position de force, est-il aujourd’hui la solution ? Deuxièmement, la question des perceptions mutuelles et de la réciprocité des actions. Winning the Cold War at Sea met en effet en lumière la perception par les Soviétiques de la menace constituée par l’US Navy, cartes et témoignages à l’appui. John Lehman montre comment ce syndrome d’encerclement a été bien perçu et surtout bien géré à l’époque par les Administrations Reagan puis Bush, qui ont su doser leur action sur le plan diplomatique pour ne pas provoquer une réaction disproportionnée des Soviétiques. Or, aujourd’hui, alors que s’achèvent trente années de projection expéditionnaire occidentale sans rivalité symétrique, ces subtilités liées au principe de réciprocité des actions sont à n’en pas douter de retour au centre du jeu politico-militaire.