
Le 70e anniversaire de l’État d’Israël, dont la création fut proclamée le 14 mai par David Ben Gourion dans le petit musée de Tel-Aviv, est assurément l’occasion de dresser un bilan de cet État, unique en son genre. Né de l’imagination du journaliste viennois Theodor Herzl, qui avait assisté en 1895 à la dégradation du capitaine Alfred Dreyfus, bien peu dans les communautés dispersées de la diaspora y crurent, lui opposant toute une série d’arguments.
Aujourd’hui, cent vingt et un ans après le Congrès fondateur de Bâle (1897), après six guerres (1948-1949, 1956, 1967, 1973, 1982, 2006), sans compter les multiples intifada, dont la dernière s’est déroulée en 2018 à la frontière de la bande de Gaza.
Avec tous les événements que l’auteur décrit dans le détail dans cet ouvrage, Israël fait figure de pays prospère. Son PIB par tête est supérieur à celui de la France (37 292 dollars per capita contre 36 854), sa croissance est robuste (3,3 %), il a un faible chômage (4,3 %). Le pays compte près de 9 millions d’habitants (8,84 millions) dont 6,7 millions de Juifs (74,5 %).
Israël entretient aujourd’hui des relations diplomatiques, économiques et militaires avec de nombreux pays sur tous les continents, étant par exemple un des premiers fournisseurs de l’Inde en armement ; il en est d’ailleurs le 9e exportateur mondial. Ses ventes, ayant atteint durant les années 2012-2016 un montant de 6,1 milliards de dollars, représentent à peu près le tiers de celles de la France. Il consacre surtout d’importantes sommes à sa défense (6,4 % de son PIB soit 18 milliards de dollars), étant ainsi au 15e rang mondial, juste au-dessous de l’Italie et de l’Irak tout en allouant 4,27 % de son PIB à la recherche et au développement record mondial), la France n’y consacrant que 2,23 %. Ces performances ont abouti en 2010 à son admission au sein de l’OCDE.
Au-delà de ce sec bilan chiffré, un fait demeure. L’État des juifs, cette Terre ancienne, Terre nouvelle... – titre de l’ouvrage fondateur de Theodor Herzl – s’est doté d’une langue, l’hébreu moderne, alors que durant des siècles le yiddish était devenue la lingua franca de la diaspora ; d’une culture florissante ; d’institutions démocratiques qui fonctionnent sans réel accroc ; d’une presse libre, et même critique, sinon féroce à l’égard de tous les gouvernements ; d’une justice indépendante capable d’envoyer sous les barreaux un ancien président de la République ainsi qu’un ancien Premier ministre.
Israël, on l’a vu, bénéficie d’une économie dynamique et innovante, étant devenue une Nation start-up. Elle en détient d’ailleurs le record mondial : une pour 1 500 habitants. Elle est également un modèle d’innovation dans de nombreux domaines tels que l’agriculture, le high tech, le traitement de l’eau et la cybernétique et l’intelligence artificielle. Sa population a été multipliée par dix depuis 1948 et elle continue à bénéficier d’un courant d’immigration, du fait d’un nouvel antisémitisme dans les pays européens. Certes Israël n’est pas parvenu à regrouper l’essentiel de la population juive mondiale, mais est-ce possible et même souhaitable ? La distinction entre antisionisme et antisémitisme étant de plus en plus tenue, dans certains milieux, les Juifs du monde entier paient leur attachement réel ou supposé à Israël ; alors que sa politique de colonisation n’est pas universellement partagée. La situation d’Israël au sein de la famille des Nations s’est considérablement modifiée depuis l’après guerre des Six Jours en juin 1967.
Michel Abitbol, orientaliste de réputation internationale, auteur de nombreux ouvrages, Le Passé d’une discorde, Les Deux terres promises, Histoire des Juifs, s’y étend dans ce livre volumineux, solidement documenté et équilibré. Hors du Proche-Orient, tant qu’Israël n’a été que l’image du malheur juif, l’opinion occidentale n’a pas eu de mal à l’aimer, car elle trouvait incarnée dans le nouvel État sa conception traditionnelle du Juif victime expiatoire de toutes les injustices sociales. Cela étant, lorsque le 29 novembre 1947, dans sa fameuse résolution 181, les Nations unies ont préconisé la partition de la Palestine entre un État juif et un État palestinien, Jérusalem devant constituer un corpus separatum, elles n’ont fait qu’entériner la situation sur le terrain.
Au fil des années, le Foyer national juif, annoncé par la déclaration Balfour de 1917, s’est mué en une entité politique, économique et militaire viable, qui avait tout sauf le nom, toutes les caractéristiques d’un État. Il est intéressant ici de constater qu’outre cette solution du partage, préconisée par la majorité des membres de la Commission spéciale des Nations unies sur la Palestine (UNSCOP), une minorité (Inde, Yougoslavie, Iran) préconisait une confédération liant les deux États, solution qui depuis a refait surface.
Il convient d’examiner avec attention les arguments avancés en 1947 par les États arabes à l’encontre de la création d’un État juif. Celui-ci romprait, disaient-ils leur unité territoriale, empêcherait leur unification ; il ne pouvait s’agir que d’une construction de type colonial à l’heure de la fin de l’ère coloniale. Les Arabes n’avaient pas à payer pour les crimes monstrueux commis par d’autres États. Ils ne comprenaient pas enfin pourquoi les Juifs ne pouvaient pas constituer une minorité au sein d’une Palestine unifiée alors que l’on acceptait de voir la moitié de la population du pays devenir une minorité à l’intérieur d’un improbable État juif. On sait ce qu’il devint des équilibres démographiques existants dans la Palestine du mandat. Au début de la première guerre israélo-arabe (1948-1949), les Juifs, étaient deux fois moins nombreux (650 000) que les Palestiniens (1,2 million), mais les combats ont provoqué la fuite de 600 000 à 700 000 d’entre eux.
On trouvera dans l’ouvrage de Michel Abitbol une foule d’informations précises, comme le fait que les États-Unis ont reconnu l’État d’Israël onze minutes après sa proclamation, mais que la Grande-Bretagne et la France ont attendu le 29 janvier 1949 pour le reconnaître de facto et attendirent mai pour le reconnaître de jure. La création de l’État d’Israël s’inscrit en un sens dans Le Siècle des Juifs, titre d’un suggestif ouvrage de Yuri Slezkine, directeur de l’Institut d’études slaves est-européennes et eurasiennes à l’université de Berkeley (La Découverte/Poche, 2018, 502 pages). Ouvrage fouillé, assez spécialisé, mais qui éclaire les mouvements des populations juives qui ont eu lieu au cours du XXe siècle, qui expliquent les liens qui unissent Israël aux États-Unis, comme le fait que le pays compte aujourd’hui une communauté de 1,5 million de personnes issues de l’ex-URSS.
Ce siècle n’a pas connu deux grandes migrations du peuple juif mais trois. La première s’est dirigée à la fin du XIXe siècle vers les États-Unis, provenant essentiellement de l’Empire russe, des territoires de la « résidence », Biélorusse et Pologne actuelles, qui regroupaient la moitié de la population juive mondiale. La deuxième fut une migration interne, des villages vers les grandes villes de l’Empire, Saint-Pétersbourg, Moscou, Riga, Kiev, Kharkov. On sait que parmi les révolutionnaires on comptait de nombreux Juifs. Cette idéologie collectiviste, qui fut celle des premières années de la création d’Israël, kibboutz, esprit collectiviste, rôle des syndicats de la Histadrout que présida Golda Meir, provient donc de la Russie bolchevique. Aujourd’hui la communauté juive de Russie, forte de plus de 2,3 millions de personnes, est réduite à moins de 200 000, mais les liens entre la Russie et Israël persistent et revêtent des aspects particuliers. Quant aux États-Unis, du fait de leur caractère libéral, leur cosmopolitisme et leur rôle international, ils représentent très vite le pays où les Juifs se sentirent le mieux. Les États-Unis offraient une pleine appartenance civique sans assimilation totale. Aux États-Unis, un Juif pouvait à la fois se sentir un citoyen comme les autres et un Juif. Autant d’éléments permettant de mieux situer Israël dans la communauté des Nations qui ont résisté aux épreuves du temps. On le voit au sein de la famille de Trump et dans son entourage immédiat. Quant à la troisième migration, c’est celle qui se dirigea vers le foyer, puis le nouvel État.
Cependant, peu à peu en dépit de ces divers éléments, le soutien à Israël s’est dissipé dès la guerre du Sinaï en 1956, lorsque l’État juif a rejoint les deux puissances coloniales, la France et la Grande-Bretagne pour châtier le colonel Nasser. L’anticolonialisme et l’anticléricalisme étant devenus des éléments dominants de l’idéologie ambiante. L’État hébreu après sa victoire de juin 1967 avec ses velléités colonisatrices en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, et allié indéfectible des États-Unis au Proche-Orient, n’a pas tardé à être la cible préférée aux côtés de l’Afrique du Sud de l’apartheid, du Tiers-monde et des Non-alignés.
Le parcours politique intérieur d’Israël n’a pas été linéaire. À l’hégémonie traditionnelle des Travaillistes, des pères fondateurs, issus du mouvement des kibboutzim, s’est substituée depuis 1977 celle du Likoud. Benyamin Netanyahou, un « prince », fils d’un important intellectuel de la droite nationaliste disparu à 102 ans, Premier ministre de 1996 à 1999 est aux commandes depuis 2009. Élu d’abord sur le slogan rassembleur « Paix et Sécurité », il a défini quatre objectifs qui rassemblent une majorité de l’électorat. Empêcher la nucléarisation de l’Iran – on peut ajouter aujourd’hui l’empêcher de s’implanter durablement en Syrie et la bloquer – avec le concours des États-Unis dans sa tentative, réelle ou supposée, d’accéder à la Méditerranée. Étouffer sans trop de casse le processus de paix avec les Palestiniens, un objectif jadis périlleux mais rendu beaucoup plus aisé par les graves fractures au sein du monde arabe. Survivre au début des mandats de Barack Obama. Poursuivre enfin la colonisation sauvage. De source officielle 400 000 colons vivaient en Cisjordanie en 2015 en plus des 210 000 habitants des quartiers juifs de Jérusalem-Est et de sa proche banlieue, auxquelles il faudrait ajouter les quelques milliers de personnes installées dans les 97 « installations sauvages » recensées par « La Paix maintenant ».
Le 26 septembre 2016, les Israéliens assistaient ébahis au ballet ininterrompu de dirigeants du monde entier venus assister aux funérailles de Shimon Peres, qui durant sa longue carrière a occupé tous les postes majeurs de son pays. L’immense prestige dont bénéficie à titre personnel l’ancien prix Nobel de la Paix montre aussi, dans une certaine mesure, la place qu’occupe l’État hébreu sur la scène internationale. Est-ce à dire que comme l’a déclaré Benyamin Netanyahou, le 19 septembre devant l’Assemblée générale des Nations unies, « le monde embrasse Israël et Israël embrasse le monde ». Où mènera l’étroite alliance nouée entre le 45e Président américain qui a comblé de joie Benyamin Netanyahou, en reconnaissant, le 6 décembre 2017, Jérusalem comme capitale d’Israël et en annonçant le transfert dans la Ville Sainte de l’ambassade américaine installée depuis 1948 à Tel Aviv ? Si Israël jouit d’une bien meilleure insertion au Moyen-Orient comme jamais auparavant, toutes les menaces à son encontre n’ont pas disparu, surtout de la part de l’Iran où d’importants courants veulent toujours le rayer de la carte.
Il est trop tôt pour apprécier la solidité et la pérennité de la nouvelle alliance à trois, Washington-Ryad-Jérusalem, dont la pointe constituée par Washington est braquée à Téhéran. C’est dans cette optique que la Knesset vient d’adopter, le 30 avril 2018, par 62 voix contre 41, une loi autorisant au cabinet de sécurité restreint de décider d’une opération militaire ou d’une guerre sans se concerter avec le reste du gouvernement. Un paragraphe précise qu’en cas de « conditions extrêmes », le Premier ministre et le ministre de la Défense pourront décider seuls d’une telle opération.