
Le général Serge Andolenko (1907-1973) est le fils d’un officier de l’armée impériale russe tué pendant la Première Guerre mondiale. Arrivé en France en 1921, il entre à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1924, en sort sous-lieutenant en 1926 et sert dans la Légion étrangère où il fera toute sa carrière, avant de se consacrer à l’histoire militaire (les Éditions des Syrtes ont publié l’an dernier sa biographie de Souvorov).
Achevé en 1951, le présent ouvrage n’avait jamais été publié et il convient de rendre hommage ici à l’éditeur pour avoir exhumé un texte fort utile, car, ainsi que le relève l’auteur, « si la guerre sur le front occidental est suffisamment connue, tel n’est pas le cas de la guerre sur le front oriental. Dans son ensemble, elle demeure à ce jour ignorée ou déformée ». Peu d’ouvrages soviétiques sur ce sujet ont en effet été traduits en français et la rare historiographie française est basée presque exclusivement sur des sources allemandes.
Andolenko corrige tout d’abord l’image fausse du « rouleau compresseur » russe. En 1914, au contraire, on assista à ce qu’il qualifie de « phénomène curieux » : « le pays le plus peuplé d’Europe mit sur pied une armée moins nombreuse que ses ennemis et ses alliés », en raison notamment d’un taux d’exemption important, et ce essentiellement pour des raisons économiques.
Contrairement à ce que l’on peut lire souvent, l’armée russe était au niveau occidental sur le plan tactique (et souvent supérieure, face à des Austro-hongrois et à des Allemands se présentant dans des formations denses au début de la guerre). Cela était vrai jusqu’à l’échelon de division, et parfois de corps d’armée. Les armées, par contre, étaient souvent médiocrement conduites. Comme en France à l’été 1914, la sélection s’est faite sur le champ de bataille et un certain nombre de généraux incapables ont été relevés, ce qui a permis à des chefs de valeur de s’imposer, tels Ioudénitch, Broussilov, Letchitzki, Denikine ou Kornilov. On reconnaît d’ailleurs déjà ici la plupart des protagonistes de la guerre civile de 1918-1921.
L’armée impériale souffrira longtemps d’un manque chronique d’artillerie, de fusils, et surtout de munitions. Certaines unités arrivent au front sans armes, ou munies de bâtons, en attendant de pouvoir ramasser les fusils des morts et des blessés. Ces carences, ironiquement, ne seront résolues qu’en 1917, à la suite d’un effort de production colossal, qui malheureusement surviendra trop tard et sera anéanti par la révolution. Comme l’exprime Andolenko, « les armées manquaient de tout, mais il fallait tout de même faire la guerre. Faute de matériel, on la fit à coups d’hommes ». Les pertes humaines seront ainsi énormes, tout au long du conflit.
Sur le plan des enseignements, on relève sur le front de l’Est, tout au long de la guerre, un emploi courant, et à grande échelle, de la cavalerie, tombée en désuétude à l’Ouest dès septembre 1914. Cet emploi intervient dans les deux camps même si les Russes semblent avoir plus de succès que les Allemands en ce domaine, comme en témoignent un certain nombre d’épisodes où de grandes masses de cavalerie russe (jusqu’à un corps de cavalerie), chargent avec succès l’infanterie allemande. Andolenko en conclut : « La cavalerie, lorsqu’elle est employée à cheval et en masse, apporte toujours la décision. Malheureusement, le commandement n’en tire pas toujours le maximum dont elle est capable, et de nombreuses divisions de cavalerie ne sont pas engagées. »
Le livre évoque également la guerre contre les Turcs sur le front du Caucase, théâtre qui n’est documenté par aucun autre ouvrage en langue française.
Les débuts de l’Union soviétique ne sont pas oubliés et l’auteur montre bien comment, dès 1918, en pleine guerre civile, un important travail de documentation et de mise en valeur des enseignements de la Grande Guerre fut réalisé sous l’égide de Broussilov qui venait de rejoindre l’Armée rouge (243 ouvrages d’histoire militaire paraîtront sur le sujet dans les dix années à venir). La réflexion des théoriciens de l’art opératif des années 1920-1930 en fut certainement facilitée.
Le livre du général Andolenko deviendra rapidement, à n’en pas douter, un ouvrage de référence sur le théâtre oriental du premier conflit mondial, théâtre souvent négligé par les historiens.