Le général Léon Zeller avait écrit en 1933 ses souvenirs sur les grands chefs de la Grande Guerre qu’il avait rencontrés avant et pendant la guerre (qu’il a faite comme lieutenant-colonel). Leur volume avait interdit leur publication exhaustive. Son petit-fils, le général Louis Zeller, a confié au colonel Claude Franc, historien reconnu de cette période, le soin d’en extraire les passages essentiels en se focalisant sur Foch et Pétain. Cet exercice difficile a produit un livre qui, s’il n’apporte pas de lumières nouvelles sur la conduite de la Grande Guerre, offre des portraits saisissants de deux personnalités hors normes.
Le Foch que Léon Zeller (polytechnicien et artilleur comme Foch) a d’abord connu, c’est le professeur à l’École de Guerre en 1898-1900. Le portrait qu’il en fait est particulièrement pittoresque. Chez Foch, la pensée court plus vite que la parole d’où un langage sibyllin fait de courtes interjections, voire d’onomatopées accompagnées de mimiques et de gestes brusques. Avec cela, une mémoire rapide et sans défaillance, une connaissance approfondie des sujets traités en particulier dans les voyages sur le terrain où l’on rejoue les batailles de naguère. Et au-delà de ce comportement à la limite de l’excentricité, un enseignement solide axé sur deux idées, la nécessité d’une compréhension profonde de la mission (c’est le fameux « de quoi s’agit-il ? ») et celle de la sûreté (la non moins fameuse référence au mode de progression du perroquet).
Zeller ne servira pas auprès de Foch pendant la guerre mais aura maintes occasions de l’approcher. Il retrouvera ses manières d’antan, notamment sa brusquerie avec ses subordonnés n’excluant pas des manifestations de sollicitude ; il admirera sa rapidité d’esprit et sa volonté de vaincre. Il défend le Foch de 1915 qu’il exonère des offensives sans moyens et sans résultat autre que des pertes massives : il donne des exemples de son intervention pour accompagner les offensives de précautions comme l’emploi d’une première version des tirs de barrage de l’artillerie et place la responsabilité à d’autres échelons, le GQG et les commandants d’armée ou de corps d’armée.
Léon Zeller ne connaissait pas personnellement Pétain avant que celui-ci prenne le commandement de la 2e armée au moment de Verdun. Il sera son chef du 3e bureau (opérations) pendant toute la bataille. Il le rejoindra au printemps 1917 quand Pétain est nommé général en chef et l’assistera, toujours comme chef du 3e bureau, jusqu’aux offensives victorieuses de la fin de 1917. C’est donc un témoin direct de deux périodes décisives : la bataille de Verdun et la reprise en main de l’armée après le Chemin des Dames et les mutineries.
En fait, dès 1915, la personnalité de Pétain s’impose à Zeller qui sert dans un corps d’armée voisin de celui commandé par Pétain. Ce qu’on lui rapporte de la qualité de commandement de Pétain l’impressionne de même que sa capacité tant à montrer à ses supérieurs que les opérations qu’ils prescrivent n’ont aucune chance de succès qu’à ne pas les exécuter s’ils persistent à les décider. Mais il apprécie moins la méchanceté des remarques publiquement faites à ceux qui ont obéi.
Le portrait détaillé que fait Zeller du Pétain de 1916 et 1917 ne dément rien de ces premières impressions : un abord d’une froideur absolue, une impassibilité que rien ne trouble, une expression réduite au minimum, une grande distance avec ses plus proches collaborateurs mais aussi une capacité à prendre en compte les situations les plus complexes et les plus difficiles et à trouver des solutions exprimées avec clarté et concision tant dans la gestion de l’armée en proie au doute que pour monter des opérations victorieuses. Et toujours, une indépendance vis-à-vis de ses supérieurs comme en témoigne son comportement vis-à-vis de Poincaré qu’il ridiculise devant son état-major. Léon Zeller avoue d’ailleurs que, face à ces multiples facettes, la personnalité de Pétain lui semble en définitive indéfinissable.
Voilà donc un témoignage majeur qui éclaire non seulement l’histoire de la Grande Guerre mais aussi, à travers ce qu’il apporte sur la personnalité de Philippe Pétain, ce qui va suivre dans les décennies suivantes.