
Énarque, doté d’un caractère bien trempé, éloigné de certaines minauderies « diplomatiques », ce Lorrain, comme il aime à se présenter, a effectué un parcours diplomatique hors norme qui l’a conduit dans bien des points chauds du vaste Moyen-Orient, la zone la plus agitée de la planète, et qui risque à le lire et l’écouter, de le rester bien des décennies.
Cavalier, amateur de pur-sang arabes, joueur de polo, cette aptitude lui a ouvert bien des portes auprès de la monarchie hachémite, lorsqu’il fut nommé ambassadeur à Amman. Arabisant aussi, pétri d’histoire et de culture il s’est imbibé au cours de ses séjours de toute la substance des sociétés dans lesquelles il s’est fondu, portant haut le drapeau de la France, parfois au péril de sa vie. Il relate d’ailleurs avec détachement mais non sans émotion les attentats auxquels il a échappé en Afghanistan, l’un dirigé contre Gérard Longuet, venu rendre visite à son homologue le ministre de la Défense afghan, l’autre contre Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur.
Sa carrière a conduit Bernard Bajolet, après Amman, à Sarajevo, à Bagdad, à Alger, puis à Kaboul, itinéraire peu commun qui l’a mis en contact avec bien de nos officiers supérieurs avec lesquels il a noué des liens étroits et souvent d’amitié. Il en retrouve plus d’un lorsque Nicolas Sarkozy en a fait en février 2008, le premier coordonnateur national du renseignement, idée qui avait été proposée dans le cadre de la préparation du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. S’il fut choisi, ce fut en « raison du grand avantage qu’il avait de très bien connaître le monde islamique qui était le principal sujet de préoccupation de l’Élysée ». Puis en 2013, François Hollande, qu’il avait accueilli comme stagiaire de l’ENA lors de son premier séjour à Alger, le nomma à la tête de la DGSE où il resta en fonction jusqu’en mai 2017. Entre-temps, passé par la direction d’Afrique du Nord et du Levant, du Quai d’Orsay, dont il fut directeur adjoint, il a été associé étroitement aux négociations entre Israéliens et Palestiniens dont il nous dévoile sans fard bien des dessous.
Impressionnante est la liste des personnalités qu’il a croisées ou avec lesquelles il a travaillé, à commencer par Gilles Martinet, cofondateur avec Claude Bourdet et Roger Stéphane du Nouvel Observateur, organe de la « nouvelle gauche » non communiste et non SFIO, que François Mitterrand avait nommé à Rome. Mais après avoir passé quelles années sous les voûtes du Palais Farnèse, la plus belle ambassade du monde et ainsi « mangé son pain blanc » comme on dit au Département, Bernard Bajolet, entama, comme numéro deux à Amman, son long et passionnant parcours oriental.
Ces mémoires présentent un triple intérêt. C’est tout d’abord une riche galerie de portraits, des personnalités si diverses qu’il a eu l’occasion de rencontrer ou de côtoyer. Cela peut être Louise Weiss, doyenne du Parlement européen, qui avait assisté à la signature du traité de Versailles dans la galerie des Glaces, le 28 juin 1919, ou Otto de Habsbourg, élu également à l’assemblée de Strasbourg. C’est le roi Hussein de Jordanie, et son fils, le prince Abdallah, la première personnalité qu’il rencontra en arrivant à l’aéroport pour prendre ses fonctions. Puis une riche galerie de portraits suivra. La famille Assad, les Premiers ministres irakiens, les Présidents afghans, la liste est longue et non exhaustive.
Le deuxième intérêt de ce livre est qu’on y trouve en avant-propos de la description fouillée de ses différentes missions un exposé serré sur les religions, « Dieu trahi par les hommes », où en près de trente pages, il explique ce qui sépare chiites et sunnites, expose en quoi consistent les mandéens-sabéens, les yézédis, que le monde a découvert, l’été 2014, lorsque Daech s’est déchaîné contre ces « hérétiques » et réduit les femmes en esclaves sexuelles. On trouve aussi des pages sur la situation des Juifs en terre d’Islam et celle des Chrétiens d’Orient. Il s’étend aussi longuement sur la Syrie dont le contexte social et culturel explique pourquoi le régime est irréformable, car la minorité alaouite qui constitue 12 % de la population n’est nullement disposée à partager son pouvoir avec la majorité sunnite, ce qui signifierait son arrêt de mort. Il faudrait pour lui un changement de régime, en Iran peu probable ou un retournement de l’attitude russe, peu envisageable.
La vingtaine de pages qu’il consacre à la dynastie Assad, le père Hafez « le Bismarck du Proche-Orient », Bassel, le fils aîné, destiné à lui succéder avec lequel il pratiquait l’équitation et Bachar qu’il connut, sont fort instructives. Alors qu’il s’était efforcé d’inscrire ce dernier à l’Université de Lyon pour y entamer des études d’ophtalmologie, le père lui intima d’abandonner cette idée, préférant l’envoyer à Londres, désireux qu’il était de le soustraire à l’influence française. Avec le roi Hussein, dont il décrit en quelques pages le destin extraordinaire, il noua des relations de grande proximité. On sait que le souverain hachémite, pourtant toujours bien inspiré avait commis l’erreur de soutenir Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït en août 1990, infuencé sans doute par une opinion publique acquise aux Palestiniens.
En Bosnie, où il arriva en septembre 1999, il eut l’occasion de rencontrer bien des protagonistes du drame de la décomposition de la Yougoslavie et des guerres qui s’en sont ensuivies. Occasion d’entretenir des relations suivies avec la SFOR, forte de 31 000 hommes où le contingent français de 3 700 militaires était le second après celui des États-Unis, mais loin derrière. Il y œuvra avec succès en vue d’une réelle présence française auprès de la communauté internationale civile présente sur le terrain. Il assista à bien des moments forts, au premier chef la visite qu’a effectuée Jean-Paul II en pays serbe.
Nouvelle épreuve, ce fut son séjour à Bagdad, où il resta de septembre 2003 à août 2006, dans des conditions bien spartiates, mais surtout dangereuses, marquées au début par des relations rugueuses avec les Américains qui régnaient en maître. Fidèle à sa méthode avant de décrire les grands moments de son séjour, il brosse un panorama de la situation irakienne, terreau de Daech. En dehors de l’administrateur Paul Bremer qui a réalisé deux erreurs majeures en dissolvant le parti Baas et l’armée, chaque ministère dirigé souvent par d’anciens exilés dont certains avaient passé des décennies aux États-Unis, était coiffé par une équipe forte de 10 à 15 experts et conseillers, américains. Mais ils se déplaçaient fort peu, en dehors de la zone verte et barricadée, n’avaient aucun contact avec la population irakienne et ses relais d’opinion. Leurs sources leur donnaient des informations tronquées.
Faute de rencontrer Paul Bremer, il rendit visite à son successeur John Negroponte qui dirigeait la plus grosse ambassade américaine du monde, avec 1 700 employés et qui sera nommé en février 2006 directeur national du renseignement à la Maison-Blanche, un poste que le président Bush avait créé pour lui… Une initiative qui sera suivie par Nicolas Sarkozy. Au cours de ce séjour Bernard Bajolet, assista à la transition politique, le passage du régime d’occupation à la souveraineté. Très vite s’allumèrent les flammes de la guerre civile, ce qui signifia roulette russe pour les étrangers. Il n’est guère possible de rendre compte de toutes les péripéties par lesquelles lui et son équipe sont passés. Parmi les gendarmes d’élite qui composaient son détachement de sécurité, un jeune capitaine Arnaud Beltrane, animé du « sens du sacrifice ».
Puis ce fut Alger où il retourna après trente-cinq ans. Bertrand Bajolet, la parole redevenue libre essaime son récit de bien de confidences dont la grande presse a fait son miel, prouvant qu’en dépit d’un discours officiel d’amitié, de compréhension et de coopération, toutes les plaies entre France et Algérie n’ont pas été pansées. Un détail qui en dit long : lorsque Jacques Chirac le reçoit à l’Élysée en novembre 2006 pour lui confier ses instructions, il lui intime de ne pas parler arabe. « Vous êtes arabisant, et je ne sens pas cela à Alger. Vous allez les mettre mal à l’aise ». Notre ambassadeur peu diplomate et peu courtisan n’écouta pas ces conseils. Plus encore il fit jouer pour la première fois l’hymne algérien le Qasaman, lors de son premier 14 juillet en 2007, hymne qui comporte des paroles hostiles à la France : « Ô France, voici venu le jour où il faudra rendre des comptes, prépare-toi, voici notre réponse ».
En prenant ses fonctions, il est frappé par le « traumatisme » que les années noires avaient causé dans l’ensemble de la population. Le printemps raté de la fin des années 1980 et la guerre civile des années 1990 – plus l’habile gestion tactique de Bouteflika – expliquent pourquoi l’Algérie est passée entre les mailles du mouvement de 2011 dans le monde arabe. En quittant ce pays qu’il visita en profondeur, Berard Bajolet ne dissimule pas sa pensée. « L’Algérie a tous les atouts pour réussir, dont certains, comme la richesse de son sous-sol, font envie à ses voisins. Mais elle n’arrive pas à en tirer parti car cette richesse est gaspillée et accaparée, quasiment depuis l’indépendance, par une nomenklatura indéboulonnable et qui se renouvelle par cooptation, tandis que le peuple, habitué aux (très relatives) facilités de l’État providence et éloigné de la culture de l’effort qui permettrait de décoller, n’attend lui-même que la distribution d’une partie de la manne, qu’on lui accorde chiquement quand il le faut ».
Après avoir occupé pendant près de deux ans et demi les fonctions de coordinateur national du renseignement, il demanda à retourner sur le terrain et ce fut Kaboul. Au moment il y arriva, la France y avait 4 000 soldats sans compter les 200 gendarmes qui participaient à des activités de formation. Il a connu cinq généraux, qui se sont succédé à la tête de la brigade « La Fayette », déployée à l’Est de Kaboul dans la province de Kapisa et le district de Surobi. L’un, le général Hogard, deviendra le chef de la Direction du renseignement et de la sécurité de défense (DRSD), ancienne sécurité militaire qu’il retrouvera lorsqu’il prit la tête de la DGSE. Et le général Jean-Pierre Palasset, qui après avoir commandé l’opération Barkhane au Sahel, deviendra son directeur de cabinet.
La façon dont les forces françaises s’étaient déployées sur le terrain impressionna fortement le généralissime David Petraus, lecteur de David Galula, l’un des théoriciens français de la contre-insurrection. Les militaires français vivaient parmi la population ; privant les taliban de leurs points de passage habituels. Cela ne se faisait nulle part ailleurs en Afghanistan. L’action de nos militaires était composée d’un subtil dosage entre des opérations proprement militaires, menées avec audace, l’établissement de relations de proximité et de confiance avec la population et des projets de développement. L’idée de signature d’un traité d’amitié et de coopération qu’il lança, chemina et celui-ci finit par être ratifié par le Sénat. Puis il eut à mettre en œuvre le plan de retrait des troupes françaises en Afghanistan, une promesse électorale de François Hollande. Lorsqu’il quitta l’Afghanistan les taliban en contrôlaient 30 % du territoire, surtout les provinces du Sud et de l’Est, mais aucun des chefs lieues des 34 provinces. « Si vous regardez l’histoire de l’Afghanistan, lui répondit le président Achraf Ghani, vous constaterez que le quart ou le tiers du pays a toujours échappé au pouvoir central. Cela n’a pas empêché l’Afghanistan de continuer à exister. Il continuera à exister. Nous ferons avec ». Aujourd’hui, les taliban contrôlent environ 40 à 45 % du territoire. D’où la nécessité de dialoguer avec eux, ce qui avait été entrepris en 2011-2012 dans un château près de Chantilly, sous l’égide de la Fondation de la recherche stratégique et l’appui discret et efficace de la Direction des affaires stratégiques du ministère de la Défense et celui du Quai d’Orsay. Mais la rivalité qui les oppose à Daech, qui s’étant retiré d’Irak et de Syrie s’est replié en Afghanistan, n’incite pas les taliban à se compromettre avec le gouvernement afghan.
Le troisième intérêt de cet ouvrage est qu’il se lit à la fois comme un roman, un manuel de diplomatie active en terrain difficile ou hostile, un témoignage personnel qui restitue une tranche de vie de quarante années qui se sont déroulées, de la Méditerranée au Khyber, pays passé au cœur de l’épicentre des soubresauts du monde qui, nous avertit l’auteur, sont appelés à durer.