
Le monde a-t-il durant la guerre froide frôlé réellement l’apocalypse, l’hiver nucléaire, se soldant par des centaines de millions de victimes et de la destruction d’une grande partie de notre écosystème ? Voilà une question âprement, débattue par des légions d’experts, qui ont procédé à des évaluations aussi précises que possible des victimes, précisément pour dissuader leurs dirigeants de procéder à l’arme suprême.
Ce fut d’ailleurs un des fondements des discussions sur la limitation des armes nucléaires entamées entre les deux Grands au cours des années 1960, que de susciter une prise de conscience commune des dangers encourus en cas de conflagration nucléaire, l’Arms Control, afin de créer un vocabulaire commun et une appréhension communément partagée de la nature de cette arme nouvelle. Alors peut-on suivre l’auteur, lorsqu’il décrit les moments où selon lui le monde aurait été au bord du gouffre. 1951, 1956, 1962, 1969, 1973, 1983, autant de dates qui rythment le déroulement de la confrontation Est-Ouest ? Qu’en est-il vraiment ?
Il est avéré qu’au printemps 1951, au moment où les troupes essentiellement américaines opérant sous le pavillon de l’ONU en Corée refluaient devant la masse des « volontaires » chinois, le général MacArthur, le militaire le plus capé des États-Unis, bénéficiant d’un immense prestige, a demandé formellement au président Truman la possibilité de conduire un « D-Day atomique » contre la Chine et la Corée du Nord. Une initiative extraordinaire, conditionnée par l’observation formelle de 200 bombardiers soviétiques installés en Mandchourie, prêts à décoller à tout moment. Mais ce scénario fut jugé trop dangereux par la Maison-Blanche et le comité des chefs d’état-major. Six ans après Hiroshima Truman, qui ne voulaient pas être l’auteur d’une nouvelle attaque utilisant l’arme nucléaire contre un pays asiatique, désavoua MacArthur et devant son insistance le renvoya. De préparatifs d’emploi ou de menaces d’emploi de l’arme nucléaire il n’y en eut point.
Il en fut différemment lorsque le 5 novembre 1956 le maréchal Boulganine évoqua ouvertement la possibilité de frappes nucléaires contre la France et la Grande-Bretagne engagées dans l’expédition de Suez. Bien qu’il se soit agi largement d’un bluff, au moment où l’URSS était engagée en Hongrie, Londres et Paris obtempérèrent, plus aux injonctions d’Eisenhower qu’aux menaces du Kremlin. C’est pendant la crise des missiles de Cuba que le monde a véritablement frôlé la guerre nucléaire, Fidel Castro ayant d’ailleurs demandé formellement à Nikita Khrouchtchev d’y recourir. Mais était-ce crédible lorsque le numéro un soviétique apprit de la bouche de ses généraux que l’URSS ne possédait que 9 missiles contre des milliers aux États-Unis. Le 15 octobre 1969 au plus chaud de l’affrontement sino-soviétique sur les rives de l’Oussouri, qui avait éclaté en mars, le Kremlin envisageait réellement de recourir à l’arme nucléaire, mais il en fut dissuadé par Henry Kissinger qui le menaça d’une riposte à la hauteur de l’agression, parlant même de raser 130 villes soviétiques.
L’épisode de la guerre d’octobre 1973, lorsque l’armée égyptienne avait traversé le canal de Suez, apparaît plus controversé. En trois jours, Tsahal a perdu 85 avions et 500 chars au combat. Un début de panique s’empare de l’état-major hébreu, Moshe Dayan parle de la « destruction du troisième temple » et voudrait faire entériner par le cabinet militaire l’utilisation de l’arme nucléaire. Mais Golda Meir s’y refuse catégoriquement, persuadée que Washington ne lâchera jamais son allié, ce qui se produisit par la mise en place le 14 octobre d’un gigantesque pont aérien en direction de Tel Aviv. La simple évocation de la menace de l’arme nucléaire, a-t-elle à elle seule fait bouger les lignes ? En tout cas elle y a contribué.
Un dernier « incident » doit être reporté, lorsque dans la nuit du 25 au 26 septembre 1983, en pleine période de tension marquée par la destruction d’un Boeing sud-coréen par la chasse soviétique, le lieutenant-colonel Petrov décèle sur les écrans de ses ordinateurs des mouvements inhabituels au-dessus du Middle West américain ; plusieurs alertes se succèdent mais il en conclut à une erreur d’interprétation du système OKO ; il s’avéra que de simples nuages d’altitude étaient à l’origine, réfléchissant la lumière du soleil sur les détecteurs infrarouges du satellite espion.
On voit qu’au total, en près de trois quarts de siècles, le Monde n’a jamais réellement été sur le point de recourir à l’arme nucléaire, même durant la crise des missiles de Cuba ; la menace soviétique d’y recourir contre la Chine en 1969 méritant également d’être relativisée. C’est la preuve de la solidité du système nucléaire, de la complexité des systèmes de contrôle, de la « rationalité » des décideurs et finalement de la crédibilité de la dissuasion car si les menaces d’emploi de l’arme suprême se multipliaient, elle en perdrait une partie de sa crédibilité.