
Qu’est ce qui sépare l’hécatombe de Pearl Harbor (1941) du succès de Midway (1942) quelques mois plus tard ? Et quelle différence entre le désastre du 11 septembre 2001 et l’empêchement réussi du Day of Terror de 1998 par les services de renseignement américains ? Poser ces questions, c’est considérer le combat constamment renouvelé du renseignement face au défi de la prévention des attaques surprises : tel est le sujet sur lequel se penche Erik J. Dahl dans son superbe ouvrage Intelligence and Surprise Attack.
Publié en 2013, cet ouvrage en langue anglo-saxonne s’est depuis imposé outre-Atlantique comme un must-read alors que le concept d’Information Warfare prend désormais une place centrale dans le corpus doctrinal des armées et des services de renseignement occidentaux. Car au-delà de la grande actualité de la problématique traitée par Erik J. Dahl (qu’on en juge par les surprises survenues depuis 2013), le propos se distingue surtout par sa grande originalité au milieu d’une littérature surabondante sur un sujet qui pourrait sembler éculé. Ancien officier de l’US Navy spécialisé dans le renseignement devenu professeur au National Security Affairs, l’auteur offre en effet une réflexion magistrale et percutante sur les ressorts profonds des échecs et des succès de la communauté du renseignement de son pays pour prévenir les attaques surprises, qu’elles soient conventionnelles ou de nature terroriste.
En étudiant méthodologiquement de nombreux cas d’échecs et de réussites face à des attaques surprises de toutes natures, Erik J. Dahl bat en brèche les poncifs de la croyance commune et propose une grille d’analyse redoutablement efficace pour comprendre pourquoi certaines attaques surprises réussissent et surtout comment tenter de s’en prémunir. Car, comme le souligne l’auteur en préambule, le critère majeur de l’efficacité du cycle du renseignement n’est pas la qualité du renseignement produit, aussi complet fût-il, mais bien la capacité finale à déjouer les attaques : après l’assaut ennemi ou l’attentat terroriste, il est trop tard.
Que suggère à cet égard la croyance commune ? Deux choses principalement. Tout d’abord, que l’échec, lorsqu’il survient, repose avant tout sur un défaut d’analyse : les indices d’alerte seraient présents au niveau stratégique mais la communauté du renseignement échouerait à relier les points (« Connect the Dots ») entre eux pour obtenir une image fiable de la menace. Ensuite, que le rapport signal sur bruit au niveau tactique rendrait illusoire toute tentative de disposer de renseignement de terrain pertinent pour provoquer une décision. Et de conclure que la solution est de mettre l’accent sur toujours plus d’analyse pour produire du « strategic warning » au profit des autorités politiques, qui d’ailleurs n’attendraient que ça.
Les travaux d’Erik J. Dahl montrent au contraire que le succès dans la prévention des attaques surprises repose sur deux facteurs à réunir en même temps : la disponibilité d’un renseignement de niveau tactique spécifique irréfutable d’une part, et la réceptivité des décideurs – politiques ou militaires – d’autre part. Lorsque ces deux facteurs sont réunis, le succès est au rendez-vous : c’est Midway (1942), la guerre des Six Jours (1967), ou encore le Day of Terror (1998). À l’inverse, si l’un des deux vient à manquer, l’échec survient : c’est Pearl Harbor (1941), la guerre de Corée (1950-1951), la crise de Suez (1956), l’offensive du Tet (1968), la guerre du Kippour (1973), l’invasion soviétique en Afghanistan (1979), la guerre du Golfe (1990), les attentats en Afrique de l’Est (1998), et bien sûr le 11 septembre 2001.
Ce faisant, Erik J. Dahl donne corps à la fameuse notion de « renseignement à fin d’action » (« Actionnable Intelligence » en anglais) dont tout le monde reconnaît l’importance sans jamais vraiment la définir : un renseignement de niveau tactique qui tombe dans l’oreille d’une chaîne décisionnelle réceptive, c’est-à-dire confiante dans ses services de renseignement et convaincue de la réalité de la menace qu’elle affronte.
De sa thèse Erik J. Dahl tire trois enseignements principaux. Premièrement, que l’analyse stratégique, certes nécessaire, ne suffit pas : se contenter de voir la fumée sans avoir une vue directe sur les flammes est voué à l’échec. Deuxièmement, que la recherche de renseignement au niveau tactique est un impératif réaliste, qui suppose néanmoins de donner aux services de renseignements des moyens et des droits – parfois exorbitants – à la hauteur des ambitions politiques. Troisièmement, qu’il ne faut pas se résoudre au pessimisme de la résilience consistant à attendre l’inattendu (« Expect the Unexpected »), mais qu’il convient au contraire de chercher en permanence à coupler les deux facteurs de succès évoqués plus haut.
Au total, Intelligence and Surprise Attack est un ouvrage précieux pour qui veut aborder la problématique de la connaissance et de l’anticipation sur des bases rigoureuses, tant sur le champ militaire conventionnel que sur le plan de la sécurité intérieure et extérieure.