Même si la puissance a changé de visage, de méthode et de nature du fait que divers « acteurs transnationaux », entreprises multinationales, organisations non gouvernementales, réseaux terroristes ou mafieux se sont invités dans l’arène internationale allant jusqu’à défier les États sur le terrain de l’action armée, la fonction première de la puissance, à savoir le besoin de sécurité, n’a guère changé. Loin de s’étioler, loin de se diluer dans une improbable et insaisissable post-modernité, la puissance reste cette force impérieuse qui ordonne toujours le champ des relations internationales.
Tel est l’objet de la réflexion à laquelle se livre avec force et lucidité Pierre Buhler, qui s’appuie sur les travaux les plus récents portant sur cette question. Banale et mystérieuse telle lui apparaît en premier lieu la notion de puissance. En effet, le vocabulaire l’évoquant abonde : grandes puissances, superpuissances, puissances nucléaires, hyperpuissance. On aura noté la mutation qui s’est été opérée en 1945. Durant des siècles, depuis la guerre de Trente Ans (1618-1648), on ne parlait que des puissances au nombre de cinq à six (France, Angleterre, les Habsbourg, puis l’Autriche-Hongrie, la Russie, la Prusse, puis l’Allemagne). Celles-ci se sont constamment affrontées en des combinaisons diverses et changeantes. Une telle configuration a commencé à changer avec la montée en puissance des États-Unis et du Japon à la fin du XIXe siècle. C’est à compter de 1945, du fait de l’effacement et du déclassement de l’Europe, que la notion de puissance a laissé la place à celle des deux Super-Grands, qui entre 1945 et 1991 ont occupé une place déterminante, chacune à la tête de son camp.
Après l’éclatement de l’URSS, en décembre 1991, est apparue sous la plume d’Hubert Védrine, la notion d’hyperpuissance, appelée à une grande postérité. Cette période exceptionnelle d’unipolarité opposée au monde bipolaire de la guerre froide n’aura cependant duré qu’une bonne décennie (1991-2003). Depuis, du fait de la montée en puissance de la Chine, phénomène que Pierre Buhler passe au peigne fin, la configuration des puissances s’est à nouveau complexifiée. Mais convient-il de mettre sur le même pied États-Unis, Chine et Russie ? En se livrant à une analyse fouillée des forces et des faiblesses de ces trois Grands, l’auteur se garde bien de le faire. En accord avec de nombreux analystes, il met plutôt en avant le G2 constitué des deux premières, appelées, selon le fameux complexe de Thucydide, à s’affronter, si tant est que l’affrontement, qui se cantonne pour le moment au plan commercial, n’a pas déjà commencé. Si la Russie, dont la richesse repose encore sur l’exploitation de ses ressources naturelles, penche actuellement nettement du côté de la Chine en sera-t-il de même dans un avenir plus lointain ? Quant aux autres puissances potentielles et à venir, l’Inde au premier chef, le Brésil peut être, se substitueront-elles aux puissances traditionnelles, établies que demeurent la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et le Japon ?
Ces supputations, interrogations, hypothèses rendent plus nécessaire que jamais de mesurer, d’analyser, de décrire, d’appréhender la notion de puissance. Quels sont ses ressorts, ses déterminants, mais aussi sa dynamique et ses modalités changeantes. Le fil rouge qui permet d’appréhender la notion de puissance a été celui de la guerre, à la fois son expression et son instrument le plus constant. Mais si la guerre reste la balance qui permet de mesurer les puissances, à un instant précis, en sera-t-il ainsi à l’avenir ? Ce sont en définitive les formes d’organisation politiques qui produisent et entretiennent dans la durée la puissance. Pendant de longs siècles, sinon des millénaires, c’est l’empire qui a été le réceptacle et la forme la plus achevée d’organisation et d’expression de la puissance. L’auteur y consacre des pages fort éclairantes. Puis les empires, se décomposant, le fil rouge a mené à l’État-nation, surtout à compter des Traités de Westphalie de 1648, lesquels ont conféré à l’État nation sa véritable légitimité et a fait d’eux les briques essentielles de l’ordre international.
L’apparition de l’État-nation a été le prélude à une nouvelle distribution, mais aussi à une nouvelle combinaison novatrice et redoutablement efficace de ces deux ingrédients de la puissance que sont la ressource et la volonté. C’est dans l’intimité de cette relation organique entre État et puissance qu’il convient donc de chercher ses ressorts. Cela examiné et posé, la question se pose des déterminants, des modalités et des ressources de la puissance. Les ressources physiques ont été depuis bien longtemps examinées classiquement autour de l’espace ou du sol, du nombre et de l’économie. En se livrant à l’évaluation de ces éléments matériels de la puissance, qui lui semblent souvent surévalués, Pierre Buhler met l’accent sur la malédiction des ressources et les États rentiers qui ont traversé les siècles de l’Espagne de la conquista jusqu’aux États pétroliers mono-producteurs. Le deuxième critère de la puissance, celui du nombre — la tectonique démographique – est également à manier avec précaution, car si les rapports entre puissance et démographie ont les apparences de l’évidence, la démographie obéit à des paramètres qui ne se laissent pas aisément manier par la politique. S’il est clair que la Chine et l’Inde (celle-ci devant dépasser la première vers 2025), sont ou deviendront de nouveaux acteurs de premier plan sur la carte de la puissance, le cas d’Israël, isolé au sein d’une vaste masse arabe, montre bien que le critère démographique ne pèse pas toujours de manière prépondérante.
À ces critères classiques s’ajoutent désormais d’autres éléments qui ont transformé les modalités et les formes de la puissance, laquelle se loge désormais de plus en plus dans la persuasion, la séduction, l’influence, la norme, bref tous les éléments de cette soft power qui, employé avec dextérité par tel ou tel État ou groupe d’États, permet d’imposer sa volonté avec bien plus d’efficacité que par les armes ou la menace. Mais Pierre Buhler remarque à juste titre que ces modes d’action sont aussi à la portée de toutes sortes d’acteurs privés qui entrent de plain-pied dans l’arène de la puissance et en perturbent le jeu. Il consacre à ces manifestations relativement nouvelles des chapitres entiers, scrute les rapports entre la puissance et l’argent, décrit avec dextérité l’ère des réseaux qui s’étendent en tous lieux, leur horde de plus en plus diversifiée, dense, voire tentaculaire. La révolution de l’information et de la communication confère à ces réseaux un potentiel immense radicalement nouveau encore peu exploré. C’est toute la logique pyramidale, et territoriale de la puissance étatique, qui se trouve défiée et contrainte de se réinventer.
C’est incontestable, l’Asie, a et saura vraisemblablement mieux utiliser ces réseaux nouveaux et protéiformes de puissance, comme le montre l’irrésistible ascension d’Huaiwei. Si la puissance américaine reste encore entière et occupe les premiers plans dans bien des domaines, si celle de la Russie reste cantonnée à des secteurs précis, qu’en est-il de l’Europe, prise en tenaille entre l’Amérique et l’Asie ? L’Europe a fait, on le sait, de la norme son élément quasi exclusif de puissance, s’étant montré incapable ou non désireuse de se poser en réceptacle de la puissance dure, classique ; une perspective qui relève, pour Pierre Buhler de l’utopie. Mais s’agissant de l’Europe ne s’agit-il que des normes ou aussi de valeurs, de préférences, de penchants ? On le voit dans le domaine notamment des droits de l’homme, dont elle se présente comme le meilleur défenseur.
Au total, dans la dynamique incessante de la puissance qui affecte tant sa distribution, que ses formes, la variable décisive est la vitesse, le rythme de l’adaptation et plus encore l’innovation. Il est intéressant de voir que les pays où le total des dépenses consacrées à la recherche & développement et à l’enseignement supérieur qui atteint ou dépasse 4 à 6 % du PIB, ne forment qu’un club fort restreint (États-Unis 5,4 % ; Israël 5,8 % ; Corée du Sud 6,4 % ; Suède 4,9 % ; Japon 4,7 % ; Finlande et Danemark 4,6 % ; Allemagne 4,2 %) ; la moyenne européenne, où figure la France, se situe à 3,4 %. Il s’agit là d’éléments qui ne sont guère nouveaux car l’innovation à la fois matérielle, organisationnelle, mentale, culturelle a été de tout temps le facteur décisif de l’évolution des sociétés humaines, répondant au défi dont parlait Arnold Toynbee. Mais la novation apportée par le XXIe siècle est que cette « grammaire de la puissance », admirablement décrite par Pierre Bulher, s’est considérablement accélérée. Elle a conquis des espaces nouveaux (intelligence artificielle, robotique, cyber), introduit quelques nouveaux acteurs et étendu ses ramifications dans tous les secteurs, et s’est répandue en tous lieux et en tout temps. La puissance, loin d’être morte revêt de nouveaux visages.