L’espace numérique, apparu en mars 1989, est devenu très rapidement une plateforme ouverte, un lieu de partage universel de l’information et de la connaissance sous toutes formes ; plus de 4 milliards de personnes y sont reliées. Il s’est affranchi des frontières traditionnelles et très vite des identités, des ancrages, devenant anonyme, informel. D’où le fait qu’il soit devenu, en dehors d’un moyen unique et indispensable d’échange, un véritable espace numérique, de l’influence, de la compétition et de la confrontation entre États, de la criminalité aussi.
On estime d’ores et déjà que ces diverses utilisations criminalisées de la Toile atteignent de 0,8 à 1,5 % du PIB mondial, soit entre 600 et 1 500 milliards de dollars. La cyberguerre revêt bien des aspects, les auteurs les décrivent dans le détail et en fournissent des exemples tout récents, comme les différentes infiltrations et pénétrations qui se sont produites sur le réseau Facebook, l’été et l’automne 2018, sans que celui-ci ait pu les déceler sur le moment. Plus encore, ses dirigeants ont dû avouer qu’à l’avenir il ne serait plus possible d’identifier les adresses, localiser les hackers, de tracer l’origine des différentes intrusions, ce qui donnera un avantage prépondérant à l’attaque. En dehors des interventions russes dans la campagne présidentielle américaine, bien d’autres attaques ont été menées contre des centrales électriques, les hôpitaux britanniques du NHS (National Health Service) ; la liste s’allonge chaque jour.
Du fait de ses caractéristiques tactiques, le numérique présente en effet quatre avantages au niveau stratégique. Le rapport coût-efficacité extrêmement attractif du cyber incite fortement les agresseurs à agir et les mécanismes de dissuasion traditionnels sont incapables de renverser ce ratio. Son caractère asymétrique réduit les écarts de puissance, permettant à des puissances moyennes et à toute une série d’acteurs non étatiques de remettre en question les équilibres du pouvoir au niveau international. Le cyber est un instrument non conventionnel et surtout non létal utilisable en temps de paix pour atteindre les objectifs de guerre. En effet, la furtivité, l’anonymat et le risque d’attaques sous faux drapeaux érodent toute certitude à une époque où la précision et la vitesse de réaction sont capitales.
Les enjeux considérables, politiques, et démocratiques, stratégiques, et militaires, commerciaux et technologiques ont attisé les oppositions des grandes puissances du numérique que sont les États-Unis, la Russie et la Chine. Autour des trois super cyberpuissances, les autres acteurs étatiques se répartissent en deux catégories : ceux pour qui les actions dans le cyberespace sont avant tout défensives et à des fins de renseignement et ceux pour qui elles représentent un instrument de puissance utilisé dans le contexte de confrontations avec des États rivaux. La France a la particularité d’avoir mis en place probablement l’une des organisations les plus efficaces en termes de cybersécurité défensive, avec des moyens d’interventions significatifs pour la protection non seulement des administrations et des infrastructures publiques mais aussi de l’ensemble des opérateurs d’importance vitale désignés comme tels par le gouvernement et dont beaucoup sont privés. Le fer de lance de cette organisation est l’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI), organisme civil faisant partie du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) rattaché au Premier ministre et travaillant en étroite liaison avec la présidence de la République.
Les États-Unis ont mis depuis longtemps l’accent sur « l’information dominance ». Outre leurs GAFAM, dont la puissance financière dépasse celle de pays de taille moyenne, ils hébergent, les principaux organes de régulation de la Toile. Aujourd’hui l’Internet est géré techniquement par trois organisations principales fonctionnant sur un mode coopératif mondial : l’Internat Engineering Task Force (IETF) chargée des standards d’Internet, l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers) chargée de l’attribution et de la gestion des noms de domaines et d’adresses mail, et le World Wide Web Consortium qui veille sur les standards du Web.
D’où le fait que la protection de cet espace numérique soit devenue un enjeu vital pour tous les États, leurs entreprises, leurs citoyens. Comment rétablir la confiance et le dialogue dans ce domaine de plus en plus important pour des champs critiques de l’activité mondiale ? La première chose à faire, avancent les auteurs, serait de créer, une organisation internationale ayant vocation à en superviser la sécurité globale et à faciliter par le dialogue, le règlement pacifique des différends. D’où leur proposition de créer un nouveau forum permanent permettant d’envisager une supervision de la sécurité internationale d’Internet. Cela comprendrait une commission cyber du Conseil de sécurité des Nations unies, qui deviendrait l’autorité normative et de résolution des litiges. Et une Agence internationale de la cybersécurité (AIC) qui veillerait au respect des mesures de confiance acceptées par les États. Ils préconisent également, horizon certainement plus lointain, la signature d’un Traité international de cybersécurité. Cela ne sera pourtant guère facile, le maximum que l’on puisse espérer de la Russie et de la Chine serait leur engagement à renoncer à la cyberguerre explicite étatique, comme ils l’ont fait au sein du G20, au cyberespionnage à des fins commerciales. Il paraît donc nécessaire de se protéger directement contre la cyberingérence en action sur les réseaux sociaux et en dehors de la volonté des activités du cyberespace de contrôler.
On doit saluer à sa juste valeur cet ouvrage, à maints égards pionnier, qui fait un tour d’horizon à peu près complet de cette question vitale et qui reste largement accessible au lecteur non spécialiste. Le cyber envahit littéralement tout l’espace. Ses outils, ses mécanismes, ses règles et ses acteurs se diversifient, se multiplient, interfèrent dans des combinaisons variables, immédiates dont on ne perçoit pas toujours les effets, mais qui introduisent un élément d’incertitude supplémentaire dans un monde déjà chargé de menaces.