La participation austro-hongroise au premier conflit mondial reste trop souvent méconnue, sinon sous-estimée. Il en est de même d’ailleurs du théâtre oriental ou balkanique. La publication du livre du colonel (er) Henri Ortholan corrige ainsi une lacune criante de l’historiographie militaire en langue française.
Ortholan a donné pour limites temporelles à son étude la période 1867-1918, mais il a toutefois pris soin dans un chapitre introductif de nous rappeler l’histoire antérieure de la Maison d’Autriche depuis Rodolphe Ier de Habsbourg au XIIIe siècle et d’évoquer les grands capitaines qui conduisirent son armée. L’armée permanente de la Maison d’Autriche naît en effet en 1649. Encore modeste, elle dispose déjà de 9 régiments d’infanterie et de 10 régiments de cavalerie, soit 15 000 à 20 000 hommes. Elle possède dès l’origine un caractère cosmopolite qu’elle conservera jusqu’en 1918. Autre caractéristique marquante, un grand nombre d’officiers sont d’origine roturière, la noblesse autrichienne se préoccupant assez peu des affaires militaires. Beaucoup d’étrangers la rejoignent, un certain nombre ayant même accès aux plus hauts commandements, comme l’Italien Montecuccoli (1664-1680) ou le prince Eugène de Savoie (1708-1736).
Pourquoi tout d’abord ces deux bornes temporelles, 1867 et 1918, choisies par l’auteur pour son étude ? Si le mois de novembre 1918 marque le moment où le courant des nationalités l’emporte définitivement sur la cohésion de l’empire, le point de départ de l’étude mérite d’être explicité. L’année 1867 est en effet l’année du « compromis austro-hongrois » qui débouche sur la constitution d’un nouvel État, ou Double-Monarchie, dans laquelle François-Joseph est à la fois empereur d’Autriche et roi de Hongrie, les deux nations conservant des institutions séparées. Dans le domaine militaire qui nous occupe, le Compromis aboutit logiquement dans la création de trois armées séparées : une « armée commune », l’« armée impériale et royale » (la Kaiserliche und Königliche Armee ou K. und K. Armee), une armée autrichienne, la Landweh, et une armée hongroise, la Honved.
Un budget militaire restreint aura pour conséquence le fait que les effectifs de la K. und K. Armee resteront toujours relativement faibles malgré la conscription. Cela fera de la Double-Monarchie une puissance « sous-militarisée », notamment par rapport à la France, puissance comparable sur le plan démographique. Les réformes menées par les chefs d’état-major successifs, les généraux von Beck-Rzikowski (1830-1920) et Conrad von Hötzendorf (1852-1925) n’en auront que plus d’importance. La loi de 1912 en particulier précise que la Landwehr et la Honved sont appelées en cas de guerre à rejoindre l’armée commune. Elle consacre également un budget important à la marine.
Toutes ces réformes successives sont analysées dans le détail par le colonel Ortholan, de même que l’évolution de l’organisation militaire, de l’armement et des uniformes pendant la période considérée. Le souci permanent du commandement dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale sera en effet de moderniser l’armée (transmissions, aéronautique, adoption d’une tenue « gris brochet » peu voyante) afin de rattraper son retard sur les autres puissances.
L’ouvrage évoque également le recrutement, la formation et la carrière des officiers austro-hongrois, ainsi que leur place éminente dans la nation et leur code de l’honneur. À la différence de la Prusse et de la Russie, à peine plus d’un officier austro-hongrois sur six est noble. De nombreuses possibilités d’anoblissement existent d’ailleurs pour les officiers ayant au moins trente années de service.
Après avoir évoqué la campagne de Bosnie-Herzégovine (29 juillet-20 octobre 1878), qui révéla d’ailleurs de grandes lacunes sur le plan logistique, la seconde moitié du livre est consacrée à l’Armée impériale et royale dans la Grande Guerre. Le colonel Ortholan nous rappelle à cet égard que l’Autriche-Hongrie n’est alliée de l’Allemagne que depuis 1879, et qu’il y eut auparavant une tentative de rapprochement militaire avortée avec la France entre 1867 et 1870.
L’année 1908 verra l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, annexion contestée par la Serbie alliée à la Russie, ce qui justifiera la préparation de différents plans d’opérations focalisés sur les Balkans. La coordination avec l’Allemagne reste toutefois limitée. Il n’y aura pas avant la guerre de plans d’opérations communs, ce dont témoigneront dès 1914 les premiers engagements peu convaincants de l’armée austro-hongroise en Serbie et en Galicie. Et ce d’autant plus que celle-ci souffrira à l’entrée en guerre d’un taux de mobilisation très inférieur à celui de l’Allemagne et de la France.
Malgré tout, comme nous l’explique le colonel Ortholan, « bien que très peu préparée à ce conflit… l’Armée impériale et royale va faire preuve d’une surprenante faculté d’adaptation jusqu’au dernier jour de la guerre ».
La coordination avec ses alliés sera vite améliorée. Dès janvier 1915, les grandes unités allemandes et austro-hongroises adoptent des structures imbriquées qui se généraliseront sur le front russe. Des efforts sont faits pour développer une même doctrine. En 1917, le commandement allemand détache des instructeurs pour enseigner les tactiques des troupes d’assaut.
Malgré son caractère multinational, la cohésion de l’armée austro-hongroise s’avéra finalement plus forte que ne l’avaient envisagé de nombreux observateurs à l’ouverture du conflit. Elle tiendra bon et se comportera honorablement pendant toute la guerre. Comme le relève l’auteur, « il est remarquable que cette armée mal nourrie, mal vêtue et épuisée dans les derniers mois du conflit, soit parvenue à se battre pratiquement jusqu’à la fin, alors que l’intérieur du pays se décomposait. Il est tout aussi remarquable qu’elle ait conservé dans un tel contexte sa cohésion et qu’elle soit restée, encore à une semaine de l’effondrement final, un véritable instrument de guerre entre les mains du commandement austro-hongrois, outil craint et respecté par l’ennemi. Il n’existe guère de tels exemples dans l’histoire ».
Un autre aspect, souvent méconnu d’ailleurs, rend cette armée multinationale digne d’intérêt. Dans sa préface, le professeur Olivier Chaline relève ainsi qu’« aucune société militaire n’a été à ce point polyglotte, suscitant aussi son propre langage ». En ce sens, conclut-il, « une hypothétique armée européenne pourrait s’en souvenir : l’Allemand n’avait pas dans l’armée austro-hongroise la place que l’Anglais s’est arrogée aujourd’hui ».
On l’a compris, au-delà du récit de la campagne austro-hongroise sur le front oriental pendant la Grande Guerre, le livre du colonel Ortholan, est une véritable somme sur l’Autriche-Hongrie et son armée. Aucun aspect n’est négligé : de l’organisation militaire jusqu’à l’entraînement et la doctrine, en passant par les uniformes, les ordres nationaux et les décorations. Alors que nous avons commémoré la fin du premier conflit mondial, mais aussi la disparition de l’Autriche-Hongrie, cet ouvrage est donc tout à fait le bienvenu.