La plupart des biographies récentes de généraux de la Wehrmacht se donnent pour vocation de pourfendre un « mythe », là où le lecteur éclairé ou le militaire en attendraient plutôt une analyse objective de leur style de commandement, ou de la pertinence de leurs décisions sur le terrain. La biographie de Benoît Rondeau ne dérogera pas à la règle. Bien plus fouillée toutefois que la monographie de Dominique Lormier (Rommel - La fin d’un mythe, Le cherche midi, 2004), elle nous permet malgré tout de cerner avec quelque précision une figure de l’histoire militaire rendue célèbre par sa campagne africaine mais aussi par sa fin tragique.
Nous n’évoquerons pas ici les parties du livre consacrées à l’enfance du maréchal, ou à son rôle au sein de l’Alpenkorps en 1917, qui lui valut la croix Pour le Mérite et qu’il relate d’ailleurs fort bien lui-même dans son livre paru avant-guerre (voir Erwin Rommel, L’infanterie attaque, préface du colonel Michel Goya, Le polémarque, 2012), mais nous nous limiterons essentiellement à la Seconde Guerre mondiale, en insistant surtout sur les enseignements qui gardent toute leur actualité aujourd’hui.
Absent de la campagne de Pologne, à la différence de Guderian, c’est lors de la campagne de France que Rommel se fera donc un nom. Rondeau remarque ainsi que « sa chevauchée de la Meuse à Arras, puis sa percée de la Somme à Saint-Valéry-en-Caux, et peut-être davantage encore sa fulgurante progression jusqu’à Cherbourg, ont été d’admirables démonstrations de la Blitzkrieg », même si les qualités générales de l’armée allemande et la flexibilité permise par l’organisation interne des Panzerdivisionen ont joué leur rôle. Rommel aurait-il pu atteindre de tels résultats avec une DCR ou une DLM française ? Rondeau en doute ; nous n’en sommes pas si sûrs.
Le 17 mai 1940, Rommel à la tête de sa division, la 7e Panzer, effectue un raid en profondeur de 80 km en 24 heures à partir de la frontière française pendant lequel ses supérieurs ne parvinrent pas à le localiser. La 7e Panzer y gagna son surnom : la Gespenter Division, la « division fantôme ». On forge même à cette occasion un néologisme en l’honneur de son chef, le verbe rommeln, « faire un Rommel », c’est-à-dire foncer en profondeur sur les arrières de l’ennemi.
Envoyé en Afrique l’année suivante avec des moyens dérisoires, Rommel domine constamment le champ de bataille sur le plan tactique, même s’il doit céder le pas sur le plan opératif en raison d’une logistique inférieure à celle de son adversaire. Ainsi, fin août 1942, l’offensive allemande sur El Alamein échoue en raison de la suprématie aérienne alliée et du manque de carburant, face à un Montgomery apathique qui manque là une occasion unique d’anéantir une Afrika Korps tombée quasiment en panne d’essence.
Après l’échec de la seconde bataille d’El Alamein, un ordre de Hitler en date du 3 novembre 1943 interdit tout recul. Malgré son abrogation dès le lendemain, cette décision aura des conséquences néfastes en empêchant que le décrochage de la Panzerarmee Afrika s’effectue dans de bonnes conditions. Elle y perdra ainsi la moitié de ses effectifs et la quasi-totalité de ses canons. Le 5 novembre, elle ne compte plus que 38 panzers en état de combattre. Malgré tout, Rommel mettra à profit l’inertie de Montgomery pour esquisser une retraite qui tiendra du chef-d’œuvre. Arrivé à Mersa el-Brega, il a réussi l’exploit d’effectuer un repli de 1 200 km, sans subir de pertes majeures, tout en conservant sa cohésion face à un adversaire largement supérieur en nombre et en matériel. La frontière entre la Libye et la Tunisie est finalement franchie le 27 janvier 1943. Le 8 novembre 1942 a eu lieu le débarquement allié en Afrique du Nord. Avec la retraite jusqu’en Tunisie, Rommel signe ce qui représente peut-être son plus bel exploit militaire. La bataille de Kasserine, où il anéantit une division américaine, représentera un succès sans lendemain.
En Afrique, résume Rondeau, « le Renard du Désert a fait montre des qualités qui sont les siennes depuis la Première guerre mondiale : une appréciation rapide de la situation tactique, une réaction tout aussi prompte pour organiser les troupes et pour saisir les opportunités, et comme toujours, une capacité à exercer son leadership de l’avant au moment et au lieu opportuns ». Pour Rommel, en effet, et en ses propres termes, « le commandant en chef doit être l’élément moteur de la bataille et il faut que chacun se sache constamment soumis à son contrôle ». Se rendre sur le front est donc essentiel « pour s’assurer personnellement en détail de l’exécution de ses ordres […] C’est une erreur, ajoute le maréchal, d’admettre par avance que chaque chef d’unité saura tirer d’une situation tout ce qu’elle peut donner ; la plupart tombent assez vite dans une certaine apathie ».
En Afrique, le commandant de l’Afrika Korps, prend d’ailleurs à l’occasion les commandes de son Fieseler Storch d’observation pour aller visiter ses troupes. Un « pas trop mauvais pilote » aux dires de son aide de camp…
« Depuis El Alamein, nous rappelle Rondeau, Rommel mesure l’impact décisif de la suprématie aérienne absolue sur le champ de bataille. Un enseignement qu’il emportera avec lui en Europe. » Nommé à la fin de 1943, à la tête du groupe d’armées B, Rommel enchaîne immédiatement six mois de tournées d’inspection des fortifications du mur de l’Atlantique, où il tente de rattraper le temps perdu en améliorant les défenses côtières.
Cette période est aussi et surtout celle de la « Panzerkontroverse ». Comment faire face au débarquement qui s’annonce ? Où placer les divisions blindées de réserve, principale force de frappe allemande ? Trois thèses s’affrontent en la matière que le livre de Rondeau a le mérite de mettre clairement en lumière.
Pour le supérieur immédiat de Rommel, le maréchal von Rundstedt, commandant en chef à l’Ouest, il est illusoire d’espérer empêcher l’ennemi d’élargir sa tête de pont. Seule une contre-attaque massive des réserves de panzers et d’infanterie pourra les rejeter à la mer. La phase de concentration et de déploiement de ces réserves devant nécessiter au moins de douze à quatorze jours.
Allant plus loin encore, le général Geyr von Schweppenburg qui commande toutes les divisions blindées et motorisées déployées à l’Ouest, et qui revient du front de l’Est où il a pratiqué une forme aboutie de « défense élastique », la bataille, déclenchée par l’intervention en masse de panzers, devra être menée en profondeur, à l’intérieur des terres, hors de portée de l’artillerie navale alliée, et non plus contre la tête de pont comme le préconise Rundstedt.
Rommel enfin considère que, face à la suprématie aérienne alliée, une guerre de mouvement telle qu’il l’a pratiquée auparavant devient impossible. Une seule solution s’impose alors : il faut rejeter l’ennemi à la mer immédiatement et donc se battre sur les plages. Il convient donc de placer les Panzers de réserve près de la côte afin d’être en mesure d’intervenir le plus tôt possible. Pour le maréchal, « les premières vingt-quatre heures seront décisives… Le sort de l’Allemagne en dépendra… pour les Alliés comme pour nous, ce sera le jour le plus long ». Cette déclaration, faite à son ordonnance, le 22 avril 1944, passera à la postérité.
Hitler refuse de trancher entre ces différentes stratégies et impose la pire solution en décidant, le 26 avril, que l’OKW gardera la main sur les divisions de panzers. Après le 6 juin, elles ne seront libérées qu’au goutte à goutte, trop tard pour une action efficace.
Le degré de participation de Rommel dans la conjuration du 20 juillet est évalué par Rondeau à sa juste mesure, même s’il n’approfondit pas suffisamment le rôle, quelque peu trouble, de Speidel, son chef d’état-major, dont l’inaction lors de la journée critique du 6 juin, alors que Rommel était absent, est choquante. Rappelons que Speidel, impliqué directement dans la conspiration et arrêté par la Gestapo, sauvera sa tête miraculeusement en se défaussant sur son chef. Ironiquement ce n’est que le 15 avril 1944 que Speidel remplaça Gause comme chef d’état-major du Groupe d’armées B et ceci pour une raison triviale, à cause d’une mésentente entre l’épouse de Gause et celle de Rommel ! On se laisse à penser que l’histoire ne tient souvent qu’à un fil.
Qu’en est-il finalement des qualités militaires de Rommel ? « S’enfoncer au cœur du dispositif ennemi, chercher le point faible et semer le chaos dans ses lignes de communication », c’est effectivement le Rommel de l’Alpenkorps en 1917-1918 et de la « division fantôme » de 1940, tel que le décrit Rondeau. Schraepler, l’aide de camp de Rommel en Afrique, va même plus loin : « Rommel, c’est sa nature, a l’intuition du chasseur. Il se comporte comme les animaux sauvages, dormir le jour, se mouvoir la nuit. » En France et en Libye, il favorise effectivement les mouvements de nuit qui ont l’avantage de sécuriser les déplacements face à la supériorité aérienne alliée, mais aussi, et surtout, de raccourcir la boucle décisionnelle. Lors de sa retraite après El Alamein, il se montre pragmatique, doté d’une imagination fertile, inventant les stratagèmes les plus divers pour tromper l’ennemi. Souvent considéré comme un grand tacticien, c’est surtout pour Rondeau « un stratège sous-estimé ». Apparaît aussi en filigrane un chef militaire qui tient à partager le quotidien et les conditions de vie difficiles de ses hommes et refuse tout passe-droit. Un chef de terrain qui fulmine souvent contre les officiers d’état-major, « militaires de fauteuil assez doués intellectuellement mais dépourvus de caractère ».
Cet ouvrage à la mise en page élégante est illustré par une iconographie abondante (bien que parfois trop sombre et qui aurait mérité d’être retravaillée), ainsi que par un certain nombre de cartes, avec les symboles tactiques adéquats, ce qui est assez rare pour être souligné, même si leur taille relativement réduite nuit parfois à leur lisibilité.
Il nous faut enfin souligner une tendance irritante de la part de Rondeau, tendance qui traîne tout au long de son livre et qui consiste à insister en permanence sur l’ambition personnelle qui aurait animé Rommel dans le moindre de ses faits et gestes, sans d’ailleurs étayer sérieusement ce jugement péremptoire. On assiste ainsi au fil des pages à une litanie pompeuse de qualificatifs négatifs (« le courtisan », « un courtisan déchu », « le général ambitieux », « l’arriviste », « le chasseur de gloire », « le favori », etc.). On en arrive même parfois à des titres de chapitre alambiqués qui frôlent l’ésotérisme (« un défaitiste loyal qui n’était pas un conspirateur » ; « la fin tragique d’un favori », etc.) Toute cette mièvrerie gâche quelque peu le propos et c’est dommage, car nous tenons là une biographie tout à fait intéressante.