Napoléon III, Lincoln, Clemenceau, Churchill, Staline, Hitler, Ben Gourion, Johnson, Mitterrand et Chirac : dix figures historiques, dix chefs d’État face à la guerre et dans la guerre. Telle est la fresque guerrière et politique dans laquelle nous guide le général Henri Bentégeat, fort d’une expertise et d’un recul qui rendent son propos particulièrement pertinent.
Ainsi, bien que celui qui fut le chef d’état-major particulier de Jacques Chirac puis son chef d’état-major des armées jusqu’en 2006 déclare modestement se limiter à « exposer les choix, heureux ou funestes » de ces dix grands personnages dans la préparation et la conduite de la guerre, il s’appuie sur sa connaissance consommée de la charnière politico-militaire pour faire ressortir, par-delà les contingences historiques ou culturelles (1), les grands équilibres entre autorité politique et autorité militaire.
Pour chaque chapitre, le centrage du propos sur la figure du chef politique a l’avantage de mettre en avant la diversité des approches dans le rapport du chef d’État au phénomène social intégral qu’est la guerre. À l’exception des deux derniers présidents de la République française qui ont évolué dans un contexte de crise sans jamais connaître véritablement de conflit interétatique d’ampleur, les personnages qui reprennent vie au fil des pages incarnent chacun à leur manière une forme singulière du rapport à la guerre, résumée par l’auteur en une tournure ramassée dans le titre de chaque chapitre. Ainsi de Clemenceau, le « Tigre » qui arrache la victoire par son énergie personnelle, de Lyndon B. Johnson qui mène sa « guerre en douce » et conduit son pays dans une impasse tragique au Vietnam à force de demi-mesures et de non-dits, ou encore des dictateurs Hitler et Staline qui aiguillonnent leurs nations par la terreur. En fin connaisseur, le général Bentégeat problématise la question existentielle de chaque personnage face à la conduite de la guerre, puis développe un propos richement référencé et toujours équilibré, en mettant admirablement en lumière les déterminants des choix posés par ces dix chefs d’État : qu’il s’agisse de leur sensibilité, de leur formation intellectuelle et morale, de leur compréhension des enjeux de puissance ou encore – surtout – de la nature de leurs relations avec leurs responsables militaires, le travail mené par l’auteur permet de bien peser, avec le recul du temps, l’influence de ces différents facteurs sur le processus décisionnel alors à l’œuvre.
Ce faisant, et bien que le général Bentégeat se garde volontairement dans son avant-propos de toute conclusion générale en raison de la grande hétérogénéité des contextes abordés, reste que Chefs d’État en guerre offre matière à réflexion sur le passionnant sujet de la tension entre le politique et le militaire. Au-delà du particularisme de chaque conflit évoqué, se dessinent en effet clairement au fil des portraits les écueils à éviter et les clés du succès pour une synergie efficace entre ces deux acteurs dont Musset disait qu’ils « iront deux par deux, tant que le monde ira, pas à pas, côté à côté ». Côté sombre, on y voit des chefs d’État parfois convaincus qu’ils en savent plus que leurs généraux sur la conduite de la guerre – tels Hitler, Staline ou Churchill – et des généraux certes courageux sur le champ de bataille mais serviles et complaisants au contact du pouvoir – comme ce fut, par exemple, le cas des généraux du président Johnson. Côté clair, on y admire des anciens chefs de partis mués en chefs d’État planant au-dessus des querelles partisanes, et des généraux loyaux qui usent d’une légitime autonomie pour atteindre leurs buts dans la guerre, en toute cohérence avec les buts de guerre fixés par le politique.
Une mention spéciale pour le dernier chapitre consacré au président Chirac, eut égard à l’expérience personnelle de l’auteur : cet éclairage inédit est un matériau de choix pour l’histoire de cette période récente, qui complète utilement les travaux déjà conduits par Pierre Servent chez le même éditeur (2).
Au total, en plus du plaisir de se plonger dans cette fresque remarquablement bien menée et riche en épisodes parfois méconnus, le lecteur fera donc son miel de ces cas d’espèce pour alimenter sa réflexion sur les rapports entre les sphères politiques et militaires, qui ont chacune leurs raisons propres. « Votre raison n’est pas raison pour moi : vous parlez en soldat, je dois agir en roi » disait ainsi Don Fernand à Don Sanche dans Le Cid (acte II, scène 6)…
(1) Bien que tous les chefs d’États retenus par l’auteur soient, reconnaissons-le, de culture occidentale.
(2) Pierre Servent (colonel de réserve) : Les Présidents et la Guerre 1958-2017 ; Paris, Perrin, 2017 ; 445 pages.