Jean-Pierre Filiu, après avoir largement exploré le Proche-Orient avec ses derniers ouvrages (Histoire de Gaza, Fayard, 2012 ; Le Nouveau Moyen-Orient, Fayard, 2013 ; Le Miroir de Damas, La Découverte, 2017…), s’essaie à un nouveau genre d’exercice : un roman graphique de près de 300 pages, en collaboration avec le dessinateur David Beauchard, dont ce n’est pas la première expérience en bande dessinée historique (La Lecture des ruines, Dupuis, 2011). Celui-ci met son trait – évoquant les peintres allemands de l’entre-deux-guerres (Georges Grosz, Otto Dix…) – au service de l’historien qui entreprend la très vaste tâche de nous raconter de manière factuelle l’histoire des relations entre États-Unis et Moyen-Orient, remontant jusqu’en 1783 avec les altercations entre US Navy et pirates barbaresques en Méditerranée, avant de s’arrêter en 2013 à l’aube de la guerre en Syrie.
Le panorama proposé est vaste et l’on pourra bien sûr lui reprocher quelques insuffisances quant au traitement de certains éléments, notamment un survol trop rapide des événements les plus récents, ou des approximations sur l’origine d’Al-Qaïda. Néanmoins l’ensemble se tient et offre un aperçu général assez large et concret, ainsi que plusieurs focalisations bienvenues sur certains points clefs comme la destitution de Mossadegh et l’implication américaine dans l’affaire ; la naissance de l’Arabie saoudite et l’importance de l’alliance de la monarchie avec les États-Unis ; ou encore la rocambolesque aventure militaire de la toute jeune nation américaine contre les pirates barbaresques et la régence de Tripoli notamment.
Réédité sous la forme d’une intégrale, l’ouvrage se présente initialement en trois volumes distincts. Le premier, de 1783 à 1953 se concentre sur les prémices de la présence américaine au Moyen-Orient dans sa dimension militaire et économique. L’introduction – particulièrement habile – met en parallèle la guerre en Irak et le mythe sumérien du roi d’Uruk, tandis que ce premier tome s’achève sur la découverte du pétrole dans la région et le remplacement progressif des puissances coloniales française et britannique par la nouvelle superpuissance américaine.
La deuxième partie, bien plus ramassée dans le temps (les périodes étudiées ne faisant que se réduire au long des tomes, à mesure que l’on se rapproche de notre époque), traite notamment de la question israélo-palestinienne et de l’importance de la relation entre l’Iran et les États-Unis, ainsi que de l’implication de ces derniers dans le coup d’État contre Mossadegh et l’opération Ajax. Ce passage – particulièrement clair et didactique – constitue un des temps fort de l’ouvrage, bien que l’on puisse regretter par ailleurs que cela se fasse peut-être au détriment d’autres éléments importants : certains pays comme la Libye ou l’Égypte, ou encore les États du Sud de la péninsule Arabique sont relativement absents de l’ouvrage ; mais traiter l’ensemble de l’histoire de la région aurait exigé 200 pages supplémentaires. La guerre Iran-Irak est également largement abordée, et occasionne certaines des plus belles planches, les jeux d’ombres, que le dessinateur maîtrise, sont ainsi mis à profit pour fondre décors et personnages en fresques singulières.
La troisième et dernière partie, de 1984 à 2013, s’attarde davantage sur l’émergence du terrorisme islamiste transnational et les grandes guerres qui dévastent la région, avec un style graphique de plus en plus sombre à mesure que l’on se rapproche du présent. Traitant d’une période récente et bien connue, ce passage laissera peut-être davantage sur sa faim un lecteur déjà expert, tant la masse d’événements à traiter est dense. Jean-Pierre Filiu prend néanmoins le temps de démêler intelligemment l’histoire complexe du Liban moderne, notamment la multitude d’acteurs engagés et les nombreux retournements de situation.
Enfin, l’ensemble de l’ouvrage s’articule aisément et présente un aperçu complet des éléments importants de la relation deux fois centenaire entre les États-Unis et le Moyen-Orient, sans toutefois l’affaiblir d’une vision trop politisée. N’y cherchez pas une encyclopédie exhaustive, pas plus que des révélations fracassantes ou une vision particulièrement novatrice de la question, ce roman graphique n’y prétend à aucun moment. Mais il a cet avantage de tenter une présentation neutre et factuelle de l’histoire d’une région complexe du point de vue de sa relation avec les États-Unis, portée par un support inhabituel pour ce genre de sujet.