« Le cours de la mondialisation change sous nos yeux, donnant une singulière densité à notre époque. C’est à chacun de s’y préparer pour ne pas céder à l’affolement. » Tel est le constat de Thomas Gomart, patron de l’Institut français des relations internationales (Ifri) depuis 2015, et telle est, avec cet essai, sa contribution à cette nécessaire préparation face à l’emballement du monde.
Nous invitant à ne jamais oublier le tragique de l’histoire, le spécialiste des relations internationales chausse les lunettes de l’école réaliste pour dépeindre en dix tableaux d’une grande netteté un monde qui sera de moins en moins à l’image des Européens, dont la situation d’insularité stratégique est bel et bien révolue. Avec un style d’une extrême clarté, celui qui se réclame volontiers de l’esprit de Machiavel décrypte en dix courts chapitres les principaux enjeux géopolitiques qui revêtent « un caractère prioritaire pour notre pays », afin d’apporter « analyse sereine de prévision raisonnable », qui sont à ses yeux les « meilleurs antidotes à l’affolement ».
Figure imposée, trois chapitres sont consacrés à l’indispensable analyse de la trajectoire des trois grands : les États-Unis (chapitre 3), en pleine inflexion unilatéraliste et en phase de « dilapidation de leur capital diplomatique », la Chine (chapitre 1), qui poursuit sa route vers la première place mondiale, et la Russie (chapitre 5), qui cherche à accélérer la « désoccidentalisation des affaires du monde » tout en s’adaptant au duo États-Unis/Chine. En complément, Thomas Gomart explore méthodiquement les lignes de fracture dans le domaine du climat (chapitre 2), de la lutte pour le contrôle des espaces communs (chapitre 5), de la guerre commerciale (chapitre 8) ou encore des migrations et du choc des identités (chapitre 10). S’y ajoute une réflexion sur la dérive d’une « Europe déboussolée » (chapitre 7) et sur le retour de la compétition militaire (chapitre 6). Pour chaque fresque, l’historien fait magistralement ressortir les inducteurs des rapports de force en présence et les enjeux qui en découlent pour l’Europe et la France. Chaque chapitre se clôt par une synthèse prospective en trois actes – « dans le viseur à court terme », « à moyen terme » et « à long terme » – qui donne au propos une singulière profondeur.
Reprenant l’incitation de Machiavel aux grands de son époque à « sortir de chez eux et considérer ceux qui les entourent », Thomas Gomart ne s’arrête pas aux seuls constats mais formule de nombreuses propositions. Si ces dernières sont trop denses pour être reprises ici, on peut néanmoins en retenir plus particulièrement trois qui concernent la France. Premièrement, accepter les réalités de la mondialisation « qui a modifié la répartition de la richesse mais n’a nullement modifié le rapport de force ». Concrètement, il s’agit d’arrêter de prêcher un « multilatéralisme fort » à rebours de la « multipolarité sans multilatéralisme » qui prévaut, mais plutôt de prendre acte du néo-autoritarisme et de l’unilatéralisme pour jouer un rôle de puissance d’équilibre. Deuxièmement, ne pas subordonner notre stratégie internationale à la lute contre le djihadisme, cet « ennemi conjoncturel », au risque de rater notre adaptation à l’évolution des rapports de force internationaux. Enfin, élargir le débat sur l’identité nationale, afin de ne pas le « cantonner au théologico-politique, mais l’élargir au politico-économique », c’est-à-dire le restituer dans toute sa dimension stratégique et pas uniquement culturelle.
En cette année d’élections européennes, L’affolement du monde est donc un essai qui tombe à pic pour décanter l’actualité et ne pas céder aux deux écueils de l’emballement et de la léthargie. Restaurant les vertus de l’analyse prospective éclairée, Thomas Gomart adresse ici un appel résolu aux Européens, ces derniers végétariens dans un monde de carnivores.