Dans l’introduction de la sixième édition de cet annuaire, synthèse la plus complète qui soit couvrant tous les domaines, secteurs et activités se rapportant à la Russie, œuvre de plus d’une quarantaine d’experts des deux pays, Arnaud Dubien, directeur de l’Observatoire franco-russe s’interroge : qu’est ce qui prévaudra en Russie dans les mois à venir, la continuité ou les turbulences ?
Il semble bien que la continuité ait prévalu, en grande partie en raison du contexte international qui ne laisse guère espérer un relâchement des tensions entre la Russie et l’Occident, en particulier avec les États-Unis. Entre Washington et Moscou, on assiste en effet à une escalade sans fin. Les sanctions américaines se durcissent. Réélu, pour la troisième fois, avec un score dépassant toutes les attentes (76,69 % des voix) et malgré le succès de la Coupe du monde football, qui a contribué à forger une nouvelle image de la Russie, Vladimir Poutine a opté pour la stabilité au risque de la stagnation. Cela ne l’a pas empêché de connaître une nette chute de sa cote de popularité, passée de 82 % (mars 2018) à 67 % (juillet 2018), puis à 62,4 % (janvier 2019), son plus bas étiage depuis 13 ans.
Cette baisse est due à une conjonction de facteurs que passent en revue différents articles de Russie 2018. Citons l’effritement de l’effet Crimée, qui avait fait vibrer la fibre patriotique, l’annonce, le 14 juin 2018, de mesures impopulaires remettant en cause un des grands acquis populaires remontant aux années 1930 (hausse de la TVA de 18 à 20 %, allongement de l’âge de la retraite, de 55 ans à 60 ans pour les femmes et de 60 à 65 ans pour les hommes).
Néanmoins, l'image et la stature du président russe restent inentamées. Se situant au-dessus des partis, jouant l’arbitre entre les différents groupes d’influence et entre les oligarques. Il reste l’ancre du système, le garant du maintien de la stabilité et de l’ordre auxquels les Russes dans leur très grande majorité restent attachés alors qu'est célébré cette année le 80e anniversaire du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Cela reste le grand geste patriotique dans lequel se reconnaît la totalité de la Nation, comme l’illustre Myriam Désert. Les valeurs fondamentales en Russie restent marquées par le traditionalisme, le conservatisme et le patriotisme. L’Église orthodoxe, qui a un fort courant traditionnaliste, que décrit Viktor Chnirelman de l’Académie des sciences de Russie, joue un rôle important. L’opposition, dont Clémentine Fauconnier dresse un panorama, semble se réduire au seul opposant politique réel « hors système » l’avocat et blogueur Alexeï Navalny, banni des urnes, soumis à des arrestations et détentions périodiques. A-t-il de l’avenir, s’interroge Tatiana Stanovaya, du cabinet R.Politik ? La lutte contre la corruption est passée à la périphérie des préoccupations principales de la population.
En 2018, estime Julien Verceuil, professeur des universités à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), l’économie russe a connu une embellie en demi-teinte, et reste sous la menace de risques persistants. Le pays a certes consolidé ses fondamentaux macroéconomiques, réduisant son exposition aux chocs extérieurs. L’inflation, qui durant des années se situait à deux chiffres a été réduite à 2,9 % avant de remonter en décembre dernier à 3,5 %. La dette extérieure ne représente que 15,7 % du PIB. L’excédent du compte courant atteint 6,6 % du PIB. Le budget a été exécuté avec un excédent de 2,7 % du PIB. Les autorités gèlent les revenus pétroliers dès que le baril dépasse les 40 $ afin d’abonder le fonds souverain et les réserves monétaires qui ont rejoint leurs niveaux d’avant-crise. Ce faisant, elles se privent de possibilités d’investir dans les infrastructures et les secteurs d’avenir.
Néanmoins, la croissance n’a pas été robuste, ne parvenant pas à décoller du plafond des 2 %, bien loin de l’objectif que s’était fixé Vladimir Poutine en 2012 (4,5 à 5 %) : 1,5 % en 2017, 1,8 % attendus en 2018. Le chômage reste fort bas (4,7 % de la population), mais il s’explique en grande partie par la faiblesse de la démographie russe, autre talon d’Achille du pays.
Le secteur pétrolier gazier fait l’objet d’une série d’articles documentés. En dépit des sanctions et des tensions sur le marché mondial, la production de pétrole a atteint 548,8 millions de tonnes en 2018 (20 millions de plus qu’en 2016). Pour le moment, le pays possède une réserve supplémentaire de production de 10 à 15 millions de tonnes, mais, à terme, les sanctions occidentales freineront le développement de ressource nouvelles, huiles et gaz de schiste, ressources arctiques ou en eaux très profondes.
Les exportations de gaz ont atteint un nouveau record en 2018 malgré les tensions diplomatiques et la volonté de l’Union européenne de réduire sa dépendance à la Russie. Gazprom, qui détient le monopole des exportations par gazoducs, a vendu en Europe et en Turquie 201 milliards de m3 de gaz, soit environ 3,5 % de plus qu’en 2017. Elles représentent la plus grande partie des ventes vers l’Europe ; une autre partie (10 %), ouverte à la concurrence, se réalise par gaz naturel liquéfié. La progression constante de la demande européenne pour le gaz russe est mise en avant par Moscou pour défendre ses nouveaux projets de gazoducs, via la Turquie ou la Baltique (projet de Nord Stream II auquel s’oppose avec vigueur les États-Unis). La production de gaz totale du groupe, qui avait atteint il y a quelques années ses plus bas niveaux depuis la chute de l’URSS sur fond de concurrence accrue, s’est redressée de plus de 5 % en 2018, à 497,6 milliards de m3, sur une production nationale totale qui a atteint 700 milliards de m3.
Isabelle Facon, de la Fondation sur la recherche stratégique, passe en revue les principaux dossiers de politique étrangère sous « Poutine IV », en se demandant si on n’est pas à la veille de nouveaux arbitrages. Aucune issue n’est en vue au sujet de l’Ukraine, où se catapultent trois contentieux qui opposent la Russie à ses « partenaires occidentaux ». Incorporation de la Crimée à la Russie, guerre « hybride » dans les régions de l’Est de Donetsk et de Lougansk qui a causé plus de 10 000 victimes et 1,5 million de réfugiés, navigation dans le détroit de Kertch où s’est produit l’incident du 25 novembre. Le résultat est que la Russie a renforcé sa présence en mer Noire et que la Turquie s’en accommode.
Andrei Kortounov, directeur général du Conseil russe pour les affaires internationales, décrit une série de scénarios pour les relations Russie-Ukraine. Olga Vendina, de l’Académie des sciences expose les différentes solutions mises en place pour assurer la survie économique de la Crimée du Nord, soumise à un blocus total de la part de l’Ukraine pour l’énergie, l’eau, et les transports.
Soutien indéfectible du régime de Bachar al-Assad, Moscou s’est efforcé d’animer le processus d’Astana (Russie, Iran, Turquie), visant à assurer une solution politique au confit syrien. Elle n’est pas parvenue à ses fins, comme elle n’a pas suscité l’intérêt des grands pays pour entreprendre la reconstruction de la Syrie, où elle a des intérêts stratégiques (ports de Tartous et Lattaquié), mais aussi économiques et commerciaux La Russie a maintenu sa coopération militaire avec Israël malgré l’incident de l’Il-20 russe (abattu par erreur) et entend livrer des armes – ses fameux S-400 – à nombre de pays de la région.
Une copieuse partie de Russie 2018 est consacrée aux régions, des espaces généralement peu connus, en dehors de lieux traditionnels du pouvoir ou des grandes manifestations sportives. Ce sont les régions spéciales dans les industries de la défense, de l’alimentation, du gaz et pétrole et autres produits d’exportation (pétrochimie, métaux non ferreux, minéraux, cellulose et papier) qui ont titré leur épingle du jeu. Jean Radvanyi fait le point de l’évolution des rapports entre Moscou et le Tatarstan, État qui a joué un rôle important dans la définition du niveau fédéralisme lors des années Eltsine. Ce dernier lui a concédé de larges pouvoirs aujourd’hui réduits. Les Tatars constituent la plus importante minorité nationale de Russie.
Une dernière partie, les « Miscellanées franco-russes », forte d’une centaine de pages, comblera les amateurs d’histoire avec ses articles élégamment illustrés sur les Français de Moscou face à la révolution de 1917, les Français dans la guerre civile, la presse de langue française dans l’Empire russe, les Français sous Nicolas II… À la fin de son introduction, Arnaud Dubien s’interrogeait sur l’état des relations franco-russes, entre le chaud et le froid. Aujourd’hui, les perceptions des deux pays sont globalement négatives. La Russie se résume essentiellement au régime de Poutine, elle est vue comme faible ou puissante, mais surtout comme une menace pour l’Europe. La France et la Russie ne voient plus le monde de la même façon et ont des narratifs de plus en plus divergents sur les mêmes mots – souveraineté, terrorisme, valeurs. Nos deux pays disposent pourtant de bien des atouts pour développer leur partenariat au XXIe siècle. La curiosité, l’intérêt que porte chacun des peuples l’un pour l’autre et que met en œuvre le forum franco-russe Dialogue de Trianon, laisse espérer des jours meilleurs.