Des entretiens se sont tenus à l’Académie des sciences morales et politiques en novembre 2017, consacrés au retour du nucléaire militaire, que cet ouvrage reproduits. Les intervenants, à la suite de Georges-Henri Soutou, se demandent si on assiste à la fin d’un ordre nucléaire marqué jusque-là par la stabilité, sinon la prévisibilité. En effet, l’ordre nucléaire qui avait régné des années 1950 à 1991, date de la disparition du duopole américano-soviétique, reposait sur quatre piliers.
D’abord, la dissuasion nucléaire qui avait été présentée sous la forme de la doctrine des représailles massives à celle de la riposte graduée, ou pour la France à la doctrine de stricte suffisance ou la notion de « dommage instable » infligée à tout adversaire potentiel. Or, les fondements de la doctrine de la dissuasion, sur le non-emploi, ont perdu de leur pureté au profit d’une attitude plus offensive où la menace de l’emploi de l’arme nucléaire se fait plus ouverte ou déclarée et non purement défensive.
Ensuite, la sûreté nucléaire, indispensable pour que les armes nucléaires n’explosent pas par erreur, accident ou après être tombées dans des mains terroristes. Du fait de la multiplication des acteurs, cette sûreté nucléaire semble avoir perdu de sa force, du fait de l’apparition de la Corée du Nord, au comportement qui avait été jugé au début a priori moins rationnel mais qui s’est révélé par la suite beaucoup plus calculé.
Également, la non-prolifération, symbolisée par le TNP signé en 1968, paraît mise en doute. Pourtant en dehors du cas nord-coréen déjà cité, aucune nouvelle puissance nucléaire n’est apparue. L’Iran, malgré la dénonciation du traité nucléaire du 14 juillet 2015 de la part des États-Unis, en mai 2018 vient de réaffirmer par la voix du président Hassan Rohani, qu’il n’entendait pas se doter de l’arme nucléaire, malgré son intention de reprendre les activités d’enrichissement de l’uranium naturel.
Enfin, la maîtrise des armements qui semble bien remise en cause, du fait du retrait des États-Unis, puis de la Russie de l’accord FNI, portant sur les forces nucléaires de portée intermédiaire d’un rayon d’action de 500 à 5 500 km. Tout dépendra en définitive de la disposition des États-Unis et de la Russie de poursuivre sur la voie des négociations, en y incluant éventuellement la Chine bien que celle-ci s’y dérobe totalement.
À eux seuls, Moscou et Washington possèdent 90 % des 15 000 armes nucléaires répertoriées dans le monde. Or, ce dialogue stratégique entre ces deux puissances semble faire du surplace faute d’un minimum de confiance et d’un langage commun et cela accroît les risques d’instabilité et d’appréciation en cas de crise sévère estime Yves Boyer, directeur scientifique du Forum du futur.
Du côté de la France, analyse le lieutenant-colonel Jérôme de Lespinois, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), en dépit du changement radical intervenu dans la disposition des forces au cours de ces trois dernières décennies, la doctrine nucléaire a peu évolué, alors que les moyens se sont cristallisés sur un nombre réduit de têtes nucléaires, concentrées aux deux seules composantes restantes des forces stratégiques, l’aérienne et la sous-marine. Le nombre d’escadrons des Forces aériennes stratégiques (FAS) est passé de 5 à 3, puis à 2 à la fin des années 2000 ; le nombre des SNLE-NG a été réduit à 4 et le programme de développement du missile M-5 a été abandonné, et remplacé par le missile M-51 aux performances réduites.
En définitive le « second âge nucléaire », marqué par l’avènement d’une « multipolarité nucléaire militaire », a compliqué le jeu sans le modifier fondamentalement. Car est-on sûr que la dialectique de la dissuasion s’est vraiment essoufflée ? On l'a vu avec le duel aérien intervenu en mars 2019 entre l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires, à aucun moment l’escalade n’a été envisagé. De même la posture nord-coréenne relève plus de la gesticulation que de la menace réelle. La vigilance demeure cependant plus nécessaire que jamais avec un réexamen de nos doctrines nucléaires dont on ne perçoit pas encore les réels contours ; d’où la nécessité d’une réflexion approfondie, dont les actes de ce colloque constituent un élément.