Tout chef, surtout s’il est militaire, devrait lire L’Archipel français. Pour la simple et bonne raison que cette enquête événement, publiée en mars 2019, donne à voir la réalité de la société française, cette société dans laquelle s’incarne le ministère des Armées et dans laquelle il puise la ressource humaine nécessaire à l’accomplissement de ses missions, à hauteur d’environ 25 000 recrutements par an.
Lire Jérôme Fourquet, c’est en effet comprendre la typologie de cette jeunesse en provenance des îlots de l’archipel français. Des îlots qui certes partagent encore « un certain nombre de références communes », mais dont l’autonomisation croissante et irréversible se manifeste de plus en plus nettement, pour peu que l’on veuille bien prendre le temps de s’y arrêter. Or, pour tout responsable, connaître la réalité de la pâte humaine placée sous son autorité est une condition du succès, en particulier lorsque cette pâte est l’objet d’un « basculement civilisationnel et anthropologique majeur ».
Avec L’Archipel français, le directeur du département Opinion de l’Institut français d’opinion publique (Ifop) réalise ainsi un travail chiffré et précis de cartographie de la structure sociale française, offrant au lecteur un puissant antidote contre le déni de réalité. Magistralement diagnostiqué et restitué, le processus d’« archipélisation » du tissu social national s’illustre sous la plume de Jérôme Fourquet au fil de coupes en « trois dimensions » (géographique, sociale et temporelle) qui permettent de cerner les lignes de fracture à l’œuvre depuis une cinquantaine d’années. Et aucun aspect n’est négligé : l’érosion irrémédiable de la matrice culturelle catholique, la fin du duopole historiquement structurant entre l’Église catholique et le parti communiste, la sécession des élites qui ne se mélangent plus avec le reste de la population, l’affranchissement culturel et idéologique des classes populaires pour lesquelles les classes supérieures ne constituent plus un modèle, la montée en puissance du régionalisme, la fragmentation des tissus urbain et éducatif, le repli ethnoculturel de certaines minorités ou encore la fin de l’audience des grands médias. Autant de phénomènes qui s’additionnent et entrent en résonance pour engendrer une société archipel tiraillée par les clivages : clivage ouvert-gagnant/fermé-perdant, clivage de classes, clivage religieux, clivage culturel, clivage scolaire, clivage géographique entre centre et périphérie… Pour mettre en évidence ces symptômes, l’analyste politique déploie systématiquement de riches matériaux à base de cartes problématisées, de sondages, de résultats électoraux, sur une profondeur de plusieurs décennies.
Trait particulier de son approche et fil rouge de sa démonstration, l’étude de l’évolution des prénoms donnés aux enfants français depuis le début du XXe siècle est particulièrement éclairante. Au gré des thématiques, on y voit le reflet des dynamiques qui travaillent le corps social français, qu’il s’agisse du déclin du fait culturel catholique (avec la chute du prénom Marie), de l’émergence du narcissisme de masse (avec l’apparition débridée de nouveaux prénoms depuis vingt ans) ou encore de l’affirmation identitaire et de l’endogamie de la population d’origine arabo-musulmane. Et ces prénoms, s’ils rendent compte du passé, disent surtout, sous l’effet du renouvellement des générations, l’avenir de la France, cette nation « multiple et divisée » (sous titre de l’ouvrage). À travers cette onomastique, Jérôme Fourquet dépeint ainsi le tableau d’une société française en plein basculement ethnoculturel ; un basculement qui, selon lui, constitue « un phénomène aux conséquences au moins aussi profondes que les multiples transformations survenues en France depuis cinquante ans ».
Autre trait distinctif de cet essai, l’analyse géographique et sociale des comportements électoraux sur plusieurs décennies permet à Jérôme Fourquet de livrer une lecture très pertinente du bouleversement du corps électoral français et de mettre en perspective le séisme de l’élection présidentielle de 2017, caractérisée par l’émergence d’un « bloc libéral-élitaire » et par un retour au clivage de classes jusqu’alors en sommeil, et dont le mouvement des « gilets jaunes » est une manifestation.
Par sa force démonstrative, L’Archipel français ne saurait donc laisser insensible le lecteur en situation de diriger des hommes et des femmes, a fortiori s’il est militaire. D’une part, car cette plongée dans les strates de la nation lui permettra d’adosser ses observations personnelles à des explications précises et dépassionnées. D’autre part, car cette lecture ne manquera pas de faire naître chez lui la réflexion, tant les questions affluent après avoir achevé les derniers mots de conclusion : une nation « multiple et divisée » est-elle encore une nation ? Dans ce contexte d’archipélisaiton, quel rôle fédérateur pour « l’armée de la République au service de la Nation » ? Le partage de règles communes et librement acceptées, ciment de la cohérence et de l’efficacité des armées, est-il suffisant pour unifier les membres de l’archipel ? En tant que responsable, quel est mon positionnement dans l’archipel français ? Chacun y apportera ses réponses, mais nul doute que L’Archipel français constitue un puissant aiguillon en cas d’éloignement de la réalité.