À l’heure où tout le monde s’interroge sur la pérennité de l’ordre libéral international établi en 1945, il paraît plus nécessaire que jamais de s’interroger sur ce qu’est un ordre mondial, comment se constitue-t-il, quels sont ses fondements ou principes et quelle est sa durée. Car tout ordre mondial, subit les effets du temps. C’est précisément l’objet du riche et stimulant dernier ouvrage d’Eugène Berg, ancien diplomate, ancien maître de conférence à Sciences Po Paris, professeur de géopolitique au CEDS, auteur de divers ouvrages de géopolitique, et rédacteur régulier de recensions dans la Revue Défense Nationale. Dans un effort louable de synthèse et de pédagogie, il décrit la succession des divers ordres d’abord européens, puis mondiaux, depuis les guerres d’Italie, à la fin du XVe siècle jusqu’en 1945, lorsque les conférences de Yalta et de Potsdam ont réglé la situation internationale à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.
Cependant, Eugène Berg ne s’en tient pas à cette seule rétrospective historique, car il se livre à une réflexion approfondie de la notion et du contenu de l’ordre mondial qui s’applique parfaitement à l’ordre mondial actuel. L’ordre mondial, l’ordre international, les divers ordres régionaux, c’est un état donné d’organisation des rapports entre les différents joueurs sur l’échiquier international, « les gladiateurs de Hobbes », leur hiérarchie, et l’équilibre qu’ils établissent entre eux. Par nature, par construction, par l’esprit, ordre et désordre sont étroitement liés et forment les deux faces d’une même monnaie. L’ordre parfait, durable, définitif n’existe pas, ne peut exister : il signifie, l’arrêt, la stagnation, la mort. Tout ordre, interne, régional, global, apparaît par nature temporaire, inachevé, déséquilibré, car aucun ne peut contenter en tout temps et en tous lieux l’ensemble des acteurs et ceux-ci sont aujourd’hui au nombre de 200 États (ils étaient près de 40 en 1816 et leur nombre avait doublé en 1914), sans compter les sociétés transnationales, ONG, groupes de pression, mafias et puissances de l’ombre, Églises et une opinion devenue véritablement mondiale.
À l’opposé le désordre, le chaos, ne peut être ni total, ni durable, ni absolu. Le Zoon politikon d’Aristote produit des règles, des codes, fait preuve de solidarité et d’empathie, ce que à rebours d’un darwinisme spécial viennent de mettre en évidence les études les plus récentes. Au cours des siècles, différents ordres régionaux européens, puis mondiaux se sont édifiés. Généralement à l’issue de guerres majeures qui ont établi un nouvel équilibre entre les puissances. Les guerres d’Italie (1494-1559), les guerres d’Allemagne (1546-1555), la guerre de Trente Ans (1618-1648), les guerres de Louis XIV (1659-1715), la guerre de Sept Ans (1757-1763), les guerres de la Révolution et de l’Empire (1792-1815), la guerre de 1870, la Grande Guerre (1914-1918), la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), la guerre froide (1947-1987).
Eugène Berg décrit d’une plume alerte parfois dans le détail et de façon concrète le cheminement historique du processus de construction et de déconstruction des différents ordres. Aucun ordre tel qu’établi à l’origine n’a duré plus d’un demi-siècle, ou tout au plus trois quarts de siècle, premier grand enseignement que nous livre l’histoire. C’est dire que l’ordre mondial, tel qu’établi en 1945, avec ses règles, ses institutions, sa hiérarchie des puissances qui se reflète au sein du Conseil de sécurité, malgré toutes ses imperfections, et ses graves lacunes, est en passe de battre les records de longévité de ses prédécesseurs. Peu d’États ont été capables de rester dans la course sur le long terme, France, Angleterre depuis les premières étapes du marathon hérissé de biens de courses de haies, alors que l’Espagne, sans parler de la Suède ou des Pays-Bas, ont décroché, puis l’Autriche et l’Empire ottoman en 1918 dont on dit que Recep Tayyip Erdogan veut reconstituer l’éclat. Leurs places ont été occupées par la Prusse, la Russie, puis momentanément l’Italie. À ces puissances ne se sont joints les États-Unis et le Japon, dont l’ascension dans l’échelle des forces s’est effectuée en moins d’une quarantaine d’années, alors que celle de la Prusse et de la Russie s’est étalée sur plus d’un siècle. C’est avec cette dimension temporelle que l’on peut mesurer « l’ascension pacifique » de la Chine, qui en quarante années a accompli ce que les puissances installées ont accompli durant des siècles. Avant de voir à quelle vitesse émergeront les puissances de l’avenir, l’Inde, ou le Brésil.
Ordre mondial, système international, société et communauté internationales, cette dernière virtuelle ou en devenir, malgré leurs différences conceptuelles et concrètes apparaissent des notions plus proches les unes des autres que réellement concurrentes ou opposées. Elles forment une chaîne historique qui s’est déployée dans un espace-temps pluriséculaire. Longtemps, conclut l’auteur, l’Europe, principal champ de bataille du monde, s’est perçue comme le nombril du monde et a semblé s’être constituée par rapport au quadrilatère fluvial Rhin, Elbe, Oder, Oural. Ainsi en fut-il jusqu’en 1945, mais cette année marqua la mort de l’ordre européen et l’entrée dans l’ordre mondial qui depuis n’a fait que s’étendre avec la décolonisation, la mondialisation et l’effondrement de l’ordre bipolaire rigide puis relâché. L’ordre mondial actuel, en passe de devenir multipolaire, est devenu plus incertain, fluide, hiérarchisé et complexe. Il reste à la recherche d’une nouvelle gouvernance, de nouvelles institutions de dialogue et de concertation (G7, G20, élargissement du Conseil de sécurité…), des règles communes s’appliquant aussi bien au commerce qu’aux équilibres stratégiques. Lorsque les hommes de guerre déposent leur glaive, parole est donnée aux diplomates. À eux, s’ils apparaissent légitimes, de saisir le moment le plus opportun pour intervenir, de se montrer habiles, d’utiliser savamment le secret, qui évite la bataille d’égos, les affrontements directs sur la place publique et qui, par sa souplesse, en se donnant parfois le temps, permet de tester bien de solutions originales. De s’appuyer aussi sur une force suffisante, matérielle ou morale. D’où l’importance de disposer d’un outil militaire adapté aux défis de son époque. Aux diplomates d'être patients et déterminés, car « la béquille du Temps fait plus de besogne que la massue de fer d’Hercule » écrivait Baltasar Gracian dans L’Homme de cour, conseil de prudence toujours utile à l’heure des tweets. Car la diplomatie reste un art des comportements humains – de ceux qui doivent être savamment calculés. Les États exécutent des figures, poursuivent des desseins, envisagent des constructions qui s’enchaînent les unes aux autres et dont la fréquence produit un certain équilibre. Un nouvel ordre est créé. Soyons à la recherche de cet ordre dont Eugène Berg nous décrit les multiples pistes et nous offre bien des clefs.