Pendant des siècles, l’iconographie représentait les rois et les princes chefs d’État avec un uniforme militaire, l’épée au flanc. Cette symbolique signifiait le lien étroit entre le souverain et la guerre. Par essence divine, le Roi était chef de guerre et malheur à lui s’il perdait la bataille, sa légitimité étant remise en cause.
Cette dimension a perduré quasiment jusqu’à aujourd’hui. En effet, les fonctions régaliennes de l’État comprennent toujours la défense et éventuellement la conduite de la guerre quand la sécurité du pays est engagée. La responsabilité du chef d’État est également impliquée dans la mesure où le politique décide et le militaire exécute. Si hier, la même personne incarnait les deux fonctions, les évolutions des gouvernances ont depuis dissocié ces charges. Dès lors se pose la question du lien qui existe entre celles-ci et quel est le rapport d’autorité qui s’établit entre les protagonistes.
La littérature sur ce sujet est abondante, ne serait-ce qu’avec les Mémoires de certains de ces grands chefs, comme Winston Churchill ou Georges Clemenceau avec ses écrits sur la Grande Guerre, ou avec de nombreuses études relevant des sciences historiques ou politiques. C’est ainsi que cette question du commandement et de la direction de la guerre est centrale en particulier si l’on veut comprendre les mécanismes de la victoire ou de la défaite. Cette approche est encore plus importante aujourd’hui alors que la guerre interétatique n’est plus structurante et que les opinions publiques sont devenues des acteurs inévitables du moins en Occident. Les conflits d’aujourd’hui ne sont plus vitaux, du moins pour le monde occidental et s’inscrivent donc dans un processus politique plus complexe où l’action militaire est totalement subordonnée à des objectifs politiques. De plus, et heureusement, la guerre a régressé comme processus de régulation entre des États adverses.
C’est donc l’intérêt majeur de cet ouvrage rédigé non pas par un historien ou un politique mais par un officier général qui a été au cœur du processus décisionnel français, le général d’armée Henri Bentégeat. C’est dire combien son approche est particulièrement intéressante car elle permet une autre vision de cette relation complexe entre un chef d’État et la guerre. Il s’appuie sur l’étude de 10 personnages emblématiques entre 1850 et nos jours, dont quatre Français, Napoléon III, Clemenceau, Mitterrand et Chirac.
Hormis Hitler et Staline, chefs dictatoriaux d’États totalitaires, les 8 chefs analysés ont été à la tête d’États démocratiques – en considérant que la France de Napoléon III s’inscrit dans l’esprit du saint-simonisme avec une élite éclairée – et que ce sont les circonstances qui les ont obligés à être chefs de guerre à temps partiel, souvent à leur corps défendant comme Lyndon B. Johnson, François Mitterrand ou Jacques Chirac. Pour Lincoln, Churchill et Clemenceau, leur arrivée au pouvoir a été imposée afin de conduire la guerre.
Contrairement à Hitler pour qui la guerre était l’étape structurante, décisive et définitive pour construire son Reich de mille ans ou à Staline pour qui la vie humaine n’avait aucune valeur.
Par contre, ils ont tous en commun d’avoir dû conduire leur pays à l’épreuve du feu, en ayant eu pour certains l’expérience de la guerre. C’est le cas de Napoléon III qui a une formation d’officier d’artillerie, de Churchill de par son lignage aristocratique qui l’ayant conduit à Sandhurst l’a amené à endosser l’uniforme d’officier sur plusieurs fronts entre 1895 et 1900 puis à la fin 1915. Mais c’est aussi le cas d’Hitler pour qui la Première Guerre mondiale fut décisive dans la construction de sa personnalité tourmentée. François Mitterrand, lui, fut marqué par la défaite de mai-juin 1940 et sa captivité tandis que Jacques Chirac, énarque, fut lieutenant en Algérie en 1956-1957 et envisageât même de rester dans l’institution militaire.
Ce lien physique a eu de fait un impact non négligeable sur leur comportement et leur prise de décision avec soit l’indifférence à la souffrance comme Hitler, soit la ferme volonté de préserver au maximum la vie des soldats au risque de l’indécision ou à la limitation de l’emploi de la force comme ce fut le cas pour François Mitterrand en ex-Yougoslavie ou Jacques Chirac face à la deuxième guerre du Golfe.
Pour le général Bentégeat, il est toutefois difficile de dresser une typologie unique du dirigeant face au conflit tant les situations étaient différentes et que le monde a évolué. Il en ressort cependant la problématique permanente de l’équilibre des forces entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire, et la confiance accordée ou non entre les deux, d’autant plus que la dimension militaire de l’État a beaucoup reculé, ce qui est le cas actuellement.
D’où le besoin aujourd’hui d’une meilleure connaissance mutuelle entre les deux élites et on le voit bien dans le système français combien l’alchimie ente le Président et notamment son chef d’état-major particulier, ou entre le ministre et le chef d’état-major des Armées, est essentielle au quotidien et, en particulier, lors de la gestion de crise.
Au terme de la lecture de ce livre passionnant, il serait très intéressant que le général Bentégeat poursuive ses travaux et nous propose ses réflexions sur la relation entre les armées et le général de Gaulle dont les convictions et les choix ont été et restent structurants pour la Ve République.