L’Europe n’a plus la cote. Subissant concomitamment le Brexit, la montée des populismes et la montée en puissance des « démocraties illibérales », le projet européen est en panne. Entre son élargissement bâclé à l’Est et son approfondissement démocratique raté, l’Union européenne est visiblement dans une impasse. Depuis un demi-siècle, la Suisse nous regarde tranquillement et s’interroge sur son positionnement à notre égard.
Pour le journaliste et homme politique genevois Guy Mettan, ce problème est mal posé : « C’est moins la Suisse qui ne serait pas assez européenne que l’Europe qui n’est pas assez suisse. Dans cette optique, ce serait plutôt à l’Europe d’adhérer à la Suisse qu’à la Suisse d’adhérer à l’Europe » ! Le propos n’est pas si prétentieux et provocateur qu’il en a l’air.
Pro-européen actif dans sa jeunesse, plus critique aujourd’hui, l’auteur prend désormais la distance nécessaire pour revoir à la base le projet européen et nous proposer des solutions.
Le continent perdu rassemble à première vue trois livres en un seul : une histoire de l’idée européenne, une critique du fonctionnement de l’Union européenne, une présentation du modèle suisse.
Mettan retrace d’abord l’histoire de l’idée européenne depuis le Moyen Âge en analysant six tentatives d’unification de l’Europe qui ont toutes échoué (Charlemagne, Saint-Empire romain germanique, empire autrichien, Napoléon, Hitler, Staline). C’est finalement le système de gouvernance du Saint-Empire qui s’avère être le plus proche de celui de l’Union européenne.
À quel moment historique sommes-nous, s’interroge ensuite l’auteur ? Il relève à cet égard un rapprochement historique troublant. En 1919, l’écrivain Albert Thibaudet compara en effet la Première Guerre mondiale à la guerre du Péloponnèse. Toutes deux sont effectivement des guerres totales qui s’étendent sur un champ de bataille global. Dans les deux cas, la victoire profite à des tierces-parties, qui sont restées à l’écart au début du conflit (les Grecs désunis appelèrent les Romains à l’aide). Dans les deux cas également cet engrenage fatal conduit au suicide moral d’une civilisation à la suite de pertes humaines gigantesques qui brisent les ressorts intimes des Nations qui les ont déclenchées. Même si dans l’immédiat après-guerre, l’activité économique et intellectuelle semble redémarrer.
Dans un constat sans appel, Guy Mettan, nous décrit ainsi le déclin de l’esprit européen, la disparition des grands intellectuels nationaux, l’« américanisation de la vie intellectuelle », une « fordisation » des esprits, qui caractérisent désormais ce qu’il qualifie de « Village Potemkine » européen.
Pour lui, « il n’y a plus d’État européen mais des États européens, chapeautés par une sorte de gloubi-boulga institutionnel supranational. Pour certains, c’est un soulagement, car un État efficace s’opposerait au dogme libéral… Pour une frange croissante de l’opinion publique, ce serait un cauchemar absolu, car elle considère que tout État fédéral européen nierait encore davantage les cultures, les politiques et les traditions nationales ». Pour compliquer les choses, l’atlantisme constitue un obstacle à l’unité en empêchant l’Europe d’être souveraine.
« Pour les européistes, continue Mettan, le passé n’existe pas », l’enracinement y est hautement suspect. On assiste ainsi dans l’Union européenne à un rejet du politique, en raison de la primauté donnée à l’économie et au juridique. Ce qui n’empêche pas la gouvernance européenne d’être empêtrée dans un « fatras institutionnel » qui semble insurmontable.
Alors que faire ? C’est ici que l’exemple suisse peut nous aider.
Quelle fut effectivement la méthode suisse pour parvenir à construire un État fédéral stable et efficace ? Mettan nous rappelle que jusqu’en 1815 les cantons helvétiques connaissaient les mêmes problèmes que l’Europe d’aujourd’hui et subissaient de nombreuses et constantes ingérences extérieures, notamment celles du Saint-Empire et de la France. Même si tout n’alla pas sans heurt, comme le démontre la (mini) guerre civile de 1867, l’approche suisse consistait à procéder pas à pas, et à chaque étape, à en faire valider les résultats par un référendum populaire. L’avantage fut de rendre ces décisions difficiles à combattre de l’extérieur. Le fait qu’elles furent validées démocratiquement rendait ainsi toute influence extérieure inopérante. Mettan en appelle à l’unité nationale en concluant que « c’est l’alliance de la bourgeoisie et du peuple qui a rendu la Suisse invincible ».
S’agissant de l’Europe, Guy Mettan ne peut pas se départir d’un certain pessimisme car il considère que les élites libérales des pays européens ne veulent absolument pas partager leur pouvoir. Il faudra selon lui une grande crise pour dénouer la situation.
Retenons malgré tout son idée majeure : rendre inopérants les leviers de pouvoir responsables du blocage institutionnel par le recours au peuple, en procédant pas à pas, comme dans le processus de construction du fédéralisme suisse.
Malgré son approche parfois déroutante, Le continent perdu nous offre une analyse sans concession de la situation quelque peu embourbée que connaît aujourd’hui l’Union européenne et nous propose un retour au peuple qui pourrait fort bien s’avérer salutaire. Un livre qui fait réfléchir.