Traditionnellement, un « as » est un pilote de chasse qui peut se prévaloir d’au moins cinq victoires aériennes homologuées. Pourquoi précisément cinq victoires ? Avant-guerre, le titre d’« as » avait été proposé par la presse française pour qualifier les exploits du coureur cycliste Lucien Petit-Breton, vainqueur de cinq grandes courses. Le mot est resté, le nombre de victoires requises aussi.
L’ouvrage de Pierre Razoux comble ici une lacune sur le plan historiographique. Il est en effet le premier à nous donner une vision d’ensemble de nature à apprécier le phénomène des as, globalement, tous pays et tous conflits confondus.
On recense au total environ 8 000 as. Il est significatif que 74 % de ces as le sont devenus pendant la Seconde Guerre mondiale, période charnière de l’histoire aéronautique.
L’important travail de recherche de Razoux lui permet de retracer les parcours, souvent atypiques, d’environ 800 as, ce qui permet à l’auteur d’étudier, au fil de chapitres thématiques, les origines sociales des as, leurs destins après avoir quitté l’armée, leurs aptitudes physiques ou leurs profils psychologiques (les « fonceurs », les « calculateurs », les « loups solitaires »…), mais aussi de dégager des problématiques culturelles ou nationales telles que leurs différents statuts militaires (sous-officiers ou officiers ?). À noter également un magnifique chapitre sur les machines pilotées par les as, où transparaît la passion de l’auteur pour l’aéronautique.
Son travail appelle quelques réserves mineures. Tous les as féminins étant soviétiques – la première d’entre elles étant Lidia Litviak (12 victoires) – l’auteur a cru bon d’élargir le chapitre qui leur était consacré aux « pionnières de l’aviation », aux pilotes d’essai et aux « auxiliaires féminines » afin d’y inclure des aviatrices occidentales. Cette option contestable nuit quelque peu à la cohérence de l’ouvrage. Il en est de même du chapitre consacré aux chefs de chars et aux tireurs d’élite des forces terrestres…
Sur un autre plan, celui des « stratèges » de l’aviation, qui sont évoqués dans un chapitre consacré aux as en tant que chefs, certains puristes pourraient critiquer la présentation trop sommaire de la boucle OODA (Observe, Orient, Decide and Act) de John Boyd (si tant est d’ailleurs que ce dernier soit véritablement un stratège de la puissance aérienne…). En outre, cette « boucle » est un concept et non une « stratégie » et n’est aucunement, contrairement à ce qu’écrit Razoux, « dérivée de la théorie des jeux ».
Enfin, dernier point de détail, l’as allemand Joseph Jacobs (41 victoires pendant la Première Guerre mondiale), décédé en 1978, ne fut pas « le dernier récipiendaire vivant de l’ordre Pour le Mérite ». Le fantassin Ernst Jünger, par exemple, autre récipiendaire, n’est mort qu’en 1998. Ces quelques remarques n’enlèvent, bien évidemment, rien à l’intérêt de l’ouvrage.
Sur le fond, l’analyse statistique fouillée à laquelle s’est livré Pierre Razoux donne parfois des conclusions étonnantes mais néanmoins exactes. Si le fait que, tous conflits confondus, un avion sur deux abattu en combat aérien l’a été par un as, pouvait peut-être se deviner, il n’en est pas nécessairement de même du résultat selon lequel « toutes périodes confondues, un tiers des as est allemand », ou de celui qui place les Finlandais à « la tête du palmarès de la Seconde Guerre mondiale, Allemands et Autrichiens mis à part, mais devant les Japonais, les Soviétiques et les Alliés ». De même, on ignore souvent que la guerre du Vietnam engendra trois fois plus d’as vietnamiens que d’as américains (les premiers as de ce conflit furent d’ailleurs vietnamiens).
Pendant les deux guerres mondiales, les as ne représentent en moyenne que 2 à 5 % des pilotes de chasse. Pourtant, à eux seuls, ils sont responsables d’une fraction comprise entre les deux tiers (pour la première) et la moitié (pour la seconde) du nombre total d’avions abattus. On pourrait rapprocher ce résultat d’une loi plus générale dégagée par le sociologue Pareto selon laquelle 20 % des individus produisent 80 % des effets. Lors de la guerre de Corée, les statistiques américaines confirment ce constat empirique en montrant que la moitié des pilotes de chasse n’ont pas ouvert le feu et que seulement 10 % de ceux qui ont tiré ont touché un appareil ennemi. Ces mêmes statistiques montrent également que lors de la Seconde Guerre mondiale, les 42 as américains en Europe se sont partagé la moitié des victoires.
Rapporté au nombre total de pilotes de chasse formés depuis un siècle, les as ne représentent ainsi guère plus d’un pilote sur 1 000. C’est néanmoins leur souvenir qui demeure gravé dans la mémoire collective.
La base statistique rassemblée par Razoux lui permet également de calculer qu’un as, en moyenne, abat un adversaire toutes les 30 missions. Cette moyenne lisse des exploits individuels, comme celui de l’Allemand Hans-Joachim Marseille (158 victoires), qui le 1er septembre 1942 abat 17 chasseurs alliés en trois sorties. Ce record journalier sera d’ailleurs battu par son compatriote Emil Lang (173 victoires), le 3 novembre 1943, jour où il descend 18 avions soviétiques en quatre missions !
Si une majorité d’as ont décroché leur cinquième victoire vers l’âge de vingt-cinq ans, les statistiques montrent également que c’est lors de ses premières missions de guerre qu’un jeune pilote a le plus de risques de se faire abattre. Après sa dixième mission, ses chances de survie sont multipliées par deux, puis par trois à l’issue de la vingtième. La courbe des pertes recommence toutefois à augmenter après la cinquantième mission du fait de la fatigue et d’un excès de confiance en soi qui surviennent alors.
Ces chiffres montrent également que l’entraînement paye. « Le facteur humain, beaucoup plus que le facteur technique, reste l’élément déterminant de l’épopée aérienne », nous rappelle Razoux.
Le dernier as de l’histoire de l’aviation est en fait un pilote iranien, Assadolah Adeli, qui, le 25 juillet 1988 à bord d’un F-14 Tomcat a abattu un MiG-29 irakien. Pour la petite histoire, Adeli avait déjà en 1981 détruit trois MiG-23 avec un seul missile (un AIM-54 Phoenix). Depuis 1988, aucun autre pilote n’a atteint ce chiffre fatidique de cinq victoires.
La réduction drastique des flottes aériennes, et par conséquent du nombre de pilotes, nous laisse penser qu’Adeli restera à jamais le dernier as. « Pour l’instant la disparition des as de l’aviation semble programmée, conclut Razoux. Mais l’avenir nous réserve souvent bien des surprises… »
Avec Le Siècle des as, Pierre Razoux nous a offert véritablement un ouvrage de référence, écrit dans une prose précise et élégante, qui nous apporte de nombreux éléments biographiques inédits, lesquels sont appuyés par des annexes détaillées comportant notamment les palmarès des principaux as. Son livre sera donc tout à fait le bienvenu dans un domaine où les travaux de recherche de qualité en langue française sont plutôt rares.