Universitaire, spécialiste de l’Islam médiéval, Gabriel Martinez-Gros décrypte dans ce livre singulier l’histoire des cinq siècles de l’Empire islamique, de la mort du prophète en 632 jusqu’à l’émergence des sultanats turcs au XIe siècle en passant par les conquêtes, la mise en place du califat, l’éclosion et la chute des dynasties omeyyades, abbassides et fatimides. Plus largement, il se livre également à une réflexion sur la vie des empires où les dynasties de leurs fondateurs se consolident dans la première génération de leur existence, atteignent leur floraison dans la deuxième et agonisent dans la troisième. Enfin, il nous apporte un éclairage tout à fait intéressant sur les origines du shiisme et du sunnisme.
Dans l’histoire universelle occidentale, l’Islam et l’Occident connaissent des histoires inversées où selon les mots de Martinez-Gros, « le destin de l’Islam pâlit à mesure que celui de l’Occident s’affirme ». En quelque sorte, l’essor de l’un correspondrait au déclin de l’autre. Les croisades marqueraient le moment d’inflexion décisif que confirmerait le sac de Bagdad par les Mongols en 1258. Pour éviter ce biais d’une histoire vue exclusivement d’Occident, l’auteur choisit donc délibérément de s’appuyer sur trois historiens médiévaux musulmans : Tabari (839-923), Ibn al-Athir (1160-1232) et surtout Ibn Khaldûn (1332-1406). Si les deux premiers ne s’élèvent guère au-delà de la narration des faits historiques, le troisième va beaucoup plus loin dans leur analyse.
C’est en effet dans l’« Introduction » de 600 pages à son Livre des Exemples qu’Ibn Khaldûn expose sa célèbre théorie de l’histoire des empires. Elle repose sur l’opposition entre les deux groupes sociaux qui composent à son époque toute société humaine : les « bédouins » et les « sédentaires ». Ces appellations ne sont pour lui que des catégories politiques qui signifient respectivement « sous le contrôle d’un État » et « hors du contrôle d’un État ». Les « sédentaires » sont chargés de travailler et, surtout, de payer l’impôt. Ils sont par définition désarmés (pour Ibn Khaldûn l’impôt est une humiliation que des hommes libres et armés ne tolèrent pas). Pour assurer la garde des sédentaires, et la perception de l’impôt, l’empire a recours à une petite minorité de guerriers recrutés sur ses marges, les « bédouins » dans la terminologie d’Ibn Khaldûn. Ce sont des « barbares » intérieurs qui défendent l’empire contre d’autres barbares, extérieurs. Ainsi, comme le relève Martinez-Gros, « dès lors qu’il existe de vastes grappes de populations sédentaires désarmées par l’État pour le bien commun, il existe aussi des tribus qui s’arment à la mesure inverse de cette pacification, et qui font de la guerre leur raison d’être, précisément parce qu’elle est bannie dans les limites de l’État. La civilisation crée la guerre par contraste ».
Si ce sont les ethnies bédouines qui fondent les dynasties et les empires, la civilisation est en réalité le fait des sédentaires, même si en apparence ce sont les « bédouins » qui semblent gouverner. Ibn Khaldûn accorde ainsi fort justement à la masse des sédentaires le rôle décisif dans la vie des entités politiques : ils imposent leur langue, leur religion, leurs mœurs (sauf paradoxalement dans le cas de l’Islam !). C’est précisément ce qui distingue Ibn Khaldûn de Machiavel. Pour le premier, aucun homme d’État ne peut renverser le cours contraire des rythmes vitaux de la démographie et de la production. Aucun conquérant ne peut fonder un État sur la ruine des populations. Car, « si la violence [ajoute Martinez-Gros] instaure les dynasties, domine et stimule les sociétés, elle ne peut faire sortir de terre les sujets dont l’État se nourrit ». C’est ainsi à juste titre qu’Ibn Khaldûn nomme la science à la paternité de laquelle il prétend ‘ilm al-’umrân, la « science du peuplement », qui se situe au croisement de la démographie et de l’économie.
Car, loin de n’être qu’un analyste génial du politique, Ibn Khaldûn est aussi l’un des premiers économistes de l’histoire. « L’État, c’est en effet l’impôt [résume Martinez-Gros] et l’impôt ne rend que ce que lui offre la prospérité sociale. » Vivant de la richesse de ses peuples, l’État n’a ainsi d’autre but que de les enrichir. Il y a donc en quelque sorte entre l’État et la société de ses sujets « sédentaires », une « fusion si intime que la violence ‘‘bédouine’’ qui couronne l’appareil du pouvoir y fait parfois figure d’invitée éphémère ».
Dans les entités « bédouines », la survie de chacun dépend de la solidarité des siens, c’est précisément cette force solidaire des tribus, qu’Ibn Khaldûn nomme ‘asabiya, que l’État « achète » pour assurer toutes les fonctions de violence. Comme on l’a dit plus haut, l’État spécialise en effet les tâches : « Il réserve les fonctions de violence à des groupes réduits de soldats ou de guerriers qu’il acquiert dans les sociétés tribales, et il assigne au contraire l’immense majorité de sa population à des activités productives. » Pour Ibn Khaldûn, il n’y a pas d’État si cette spécialisation des fonctions n’est pas acquise.
C’est précisément cette spécialisation nécessaire qui constitue le moteur de l’évolution des empires. Après sa conquête par les « bédouins », le cercle dirigeant de l’État provient du monde des tribus et est donc totalement « étranger aux populations sédentaires qu’il domine, qu’il protège et qu’il exploite comme son troupeau ». Lorsqu’il arrive à la tête de l’État, le chef tribal cherche ainsi à désarmer sa propre tribu, principal obstacle à la levée de l’impôt et à l’affirmation de son gouvernement personnel. L’État prend alors en charge directement l’armée, la police, la justice et l’assistance, rendant ainsi inutile les solidarités tribales, et abolissant la ‘asabiya, la force solidaire de la tribu (« Il est de la nature du pouvoir de construire l’État en exigeant l’impôt ; il est de la nature de sa ‘asabiya et des tribus conquérantes de rejeter l’un et l’autre et de prétendre au bénéfice exclusif de leurs combats »). Pour Ibn Khaldûn, à mesure que progresse la sédentarisation, les sujets et les vaincus acceptent ainsi leur soumission, la violence de la contrainte se desserre et les effectifs des armées s’abaissent. L’État policé des apogées impériaux dispose d’armées professionnelles et rémunérées, beaucoup plus onéreuses et donc plus restreintes que les hordes tribales des origines. L’empire devient alors dépendant de mercenaires pour sa défense, ce qui obère les finances publiques et entraîne la nécessité d’augmenter les impôts. Les sujets souhaitent finalement la chute d’un pouvoir qui ne les défend plus, mais les pressure. Ils inclinent alors en faveur de nouveaux « bédouins » venant des marges extérieures de l’empire et qui se révéleront moins oppressifs. En général, deux à trois générations, soit cent à cent vingt ans suffisent. Pour Ibn Khaldûn, cette durée de cent vingt années, qu’il nomme « vie », correspond à trois générations de quarante ans. C’est en effet la durée de vie d’une ‘asabiyaconstitutive d’une dynastie.
Ces trois générations témoignent de la jeunesse et de la mise en place d’une dynastie pour la première génération, de son apogée et de sa prospérité pour la deuxième, de son déclin et de sa ruine, par excès d’impôt et de confiscations, pour la troisième. La deuxième génération, nous explique Martinez-Gros, se conforme en effet aux pratiques des fondateurs « par pure piété filiale et par crainte de changer quoi que ce soit à l’ordonnancement des pères, qu’elle ne comprend pourtant plus ». La troisième génération quant à elle « n’hésite plus à bouleverser un ordre qu’elle n’entend plus et qui lui paraît désordre ».
La théorie d’Ibn Khaldûn explique l’apparente facilité de la conquête arabe du premier siècle de l’Hégire : les Arabes ont vaincu des peuples impériaux (Perse, Byzance), donc profondément désarmés (« On ne conquiert que ce qui a déjà été conquis »). Mu’awiya, le premier calife omeyyade, lance une série de raids navals contre Constantinople et la côte égéenne de l’Asie mineure, mais la supériorité technique des Byzantins reste décisive sur mer. Ibn Khaldûn en effet « situe dans la première génération des dynasties l’apogée de leurs forces militaires terrestres. Mais il repousse à la deuxième, voire à la troisième génération la maîtrise de cet art très sédentaire qu’est le combat naval ».
Cette théorie explique aussi la fin de l’empire islamique au XIe siècle. Harun al-Rashid, contemporain de Charlemagne, est ainsi le dernier calife de la lignée des conquérants. Il a deux fils, l’un né d’une Arabe, l’autre d’une Persane et divise son empire entre ces deux fils. Deux peuples très différents se retrouvent donc en concurrence, ce qui occasionne une guerre civile entre les deux frères. C’est finalement Ma’mun, le fils de la Persane, qui l’emporte. C’est à partir de ce moment que les Arabes perdent définitivement le pouvoir militaire. C’est désormais en Asie centrale, chez des peuples qui vivent en marge de l’empire (Sogdiens puis Turcs) que se recrutent les soldats. Le persan sera élevé au rang de première langue de l’Islam entre le XVe et le XVIIIe siècle par des souverains turcs, de Delhi à Istanbul.
Au moment où se cristallisent langue arabe et civilisation islamique, entre 750 et 820, le shiisme est la première version clairement définie de l’Islam. Au deuxième siècle de l’Islam, on assiste à une volonté de contrôle de la religion par le pouvoir, qui commence notamment à traduire et à intégrer la philosophie grecque afin de construire un Islam compatible avec l’empire. Les sunnites refusent alors l’État et l’« église » officielle que leur proposent les gouvernants. Ils refusent notamment de reconnaître au calife une quelconque autorité dans l’élaboration du droit. Pour les sunnites, une seule génération, celle du Prophète, a « vu la lumière ». Au contraire, pour les shiites, l’infinité des sens possibles du texte révélé laisse ouvertes toutes les voies de la pensée et de la pratique, entre lesquelles l’iman est en droit de choisir. Le shiisme met ainsi en avant la figure de l’iman, qui se sépare de celle du calife (« le calife exerce son autorité au grand jour, l’iman est la vérité cachée »). En somme, comme l’explique Martinez-Gros, « non seulement la révélation est close, mais son exégèse l’est aussi pour le sunnisme ; au contraire le texte est révélé, mais son sens reste à définir pour le shiisme ».
Finalement, « ce que le sunnisme entend expulser de la cité musulmane, c’est à la fois la philosophie (grecque) et l’autorité de l’iman shiite ou du calife abasside ». Cela équivaut pour eux à « réfuter l’autorité universelle de la raison, à enfermer la recherche du vrai à l’intérieur de l’islam, et à remettre la totalité des prérogatives que réclament le calife et l’iman au seul Prophète et à la génération de ses compagnons ». La seule loi possible étant la charia, les sunnites vont ainsi marginaliser la philosophie grecque et donc les sciences.
Avec le sunnisme, la religion tente ainsi de se distancier du gouvernement. Si on reprend la théorie d’Ibn Khaldûn, le sunnisme représente « le stade ultime de la sédentarité ». Il atteint son but dernier avec ce que Martinez-Gros nomme le « pacte sunnite », la « séparation dogmatique et ethnique de ceux qui gouvernent l’État et de ceux qui gèrent la religion du quotidien ».
Finalement, nous explique Martinez-Gros, et ceci nous ramène aux problématiques de ce début de XXIe siècle, il n’y a pas de réformisme politique et social à attendre du sunnisme : « La garde scrupuleuse de la génération des origines (est)… un choix identitaire, une défense élaborée, érigée contre l’intrusion de l’État, de la philosophie et de l’histoire dans la "religion" ; et il faut entendre par "religion" ce qui reste quand on en a ôté l’État et les pensées étrangères ».
On l’a compris, le dernier livre de Gabriel Martinez-Gros n’est pas un livre d’histoire comme les autres. Le récit linéaire généralement pratiqué par ses confrères a été sacrifié au profit d’une structure matricielle où les mêmes faits sont approchés sous des angles différents, ce qui en fait toute la richesse, comme l’analyse de la dichotomie shiisme/sunnisme vient de nous le montrer à l’instant. Tout naturellement, il comporte également une chronologie, un lexique, un dictionnaire des personnages et des lieux, et un index.