Pendant cinq ans de guerre, la France a reçu un véritable déluge d’explosifs. Après les bombes allemandes et italiennes du printemps 1940, vinrent les bombes alliées pendant l’Occupation. Dans les quatre années qui suivirent la défaite, les Alliés déversèrent sur notre pays 588 000 tonnes de bombes, soit six fois le tonnage lancé par l’Allemagne sur l’Angleterre pendant toute la guerre. Gilles Ragache nous relate ici dans le détail la plupart de ces drames oubliés.
Les pertes furent en effet très lourdes, anéantissant parfois des familles entières. Un seul raid nocturne d’avril 1944 fit ainsi 2 000 morts dans la banlieue parisienne. On peut estimer qu’en cinq ans, au moins 76 000 Français ont laissé leur vie sous les bombes alliées, plusieurs milliers d’autres sous les bombes allemandes ou italiennes.
Les pertes matérielles furent également considérables : plus de 450 000 maisons ou immeubles ont été totalement détruits, 1 500 000 autres sinistrés. Un bâtiment sur cinq a ainsi été touché, soit deux fois plus que pendant la Grande Guerre. Vitry-le-François édifiée en Champagne sous la Renaissance par François Ier est détruite à 93 %. La ville de Saint-Cyr-l’École, dévastée en une nuit par la Royal Air Force au printemps 1944, est détruite à plus de 90 %. Il ne subsiste que 25 bâtiments intacts sur les 1 100 que comptait la commune. L’école militaire rouvrira à Coëtquidan après la guerre.
Pourquoi les Alliés, britanniques puis américains à partir de 1942, ont-ils montré si peu de considération pour le sort des civils d’un territoire qu’ils avaient finalement vocation à libérer ? Malgré l’existence d’un gouvernement provisoire, dirigé par le général de Gaulle, le territoire français, explique Ragache, « n’a jamais été distingué de celui d’un territoire ennemi ». En conséquence, « dans le domaine des actions aériennes, les méthodes militaires promises à la France étaient sensiblement les mêmes que celles employées contre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ».
Les premiers bombardements de la RAF commencent ainsi dès le mois d’août 1940 et s’attaquent aux raffineries et aux ports français. De juillet à août 1940, la RAF organise plus de 200 missions de bombardement en France occupée. Certaines attaques sont d’ailleurs d’un intérêt militaire douteux (les ponts et les gares de triage avant 1944).
Devant les récriminations de Staline, qui réclame incessamment aux Alliés l’ouverture d’un second front, la RAF s’engage dès février 1942 à intensifier la guerre aérienne pour affaiblir l’industrie et l’économie du Reich. La faiblesse de la DCA française, en comparaison avec celle qui est déployée en Allemagne, incite à concentrer les attaques aériennes sur le territoire français, dont une partie de l’industrie travaille d’ailleurs pour l’occupant, et cela d’autant plus qu’il est plus facilement accessible à partir des terrains anglais. Après l’échec du débarquement de Dieppe, le 19 août 1942, cette stratégie est accentuée.
Malgré tout, au niveau stratégique, le résultat est faible. On remarque que souvent les usines visées sont faiblement touchées et sont en mesure de reprendre une production normale en quelques jours, alors que les zones d’habitation ouvrières environnantes paient un lourd tribut qui se chiffre à chaque fois en centaines de victimes civiles. Ragache remarque ainsi que « le raid mené à Sochaux contre les usines d’automobiles Peugeot dans la nuit du 15 au 16 juillet 1943 s’est révélé beaucoup plus dévastateur pour les cités ouvrières que pour l’entreprise. On a relevé 125 morts et plus de 250 blessés dans les habitations, mais sur 600 bombes lancées par 152 appareils, seules 35 ont atteint l’usine… En réalité, les usines Peugeot n’ont reçu que 5 % des projectiles dirigés contre elles et, dès le surlendemain, elles fonctionnaient à nouveau ».
Au cours de l’été 1942, les premières forteresses volantes américaines arrivent en Angleterre. Ici encore en raison de l’inexpérience des équipages, les premiers raids sont effectués en France, plutôt qu’en Allemagne bien plus fortement défendue par la Flak et par la chasse. Pendant quatre ans, la France fut ainsi considérée par les aviateurs alliés comme un vaste champ d’entraînement avant l’attaque du territoire allemand, considérée comme techniquement plus difficile. Sur 170 missions effectuées par la 8e Air Force en 1943, plus de 80 % l’ont été sur la France occupée.
Dès le début de l’année 1944, en application du Transportation Plan qui prépare le débarquement, les bombardiers lourds anglais et américains visent les gares, dépôts et nœuds ferroviaires français. Ces bombardements se révèlent aussi peu précis que ceux ayant visé les usines les années précédentes. Comme l’explique Ragache, « partout une faible partie des projectiles tombe sur la cible, mais les autres, beaucoup trop d’autres, s’éparpillent sur les quartiers voisins et en particulier sur les quartiers de cheminots souvent proches des installations ». Les pertes sont augmentées du fait des bombes à retardement qui éclatent parfois plusieurs jours après et atteignent les sauveteurs. On relève également l’emploi de bombes au phosphore.
Face au flot montant des protestations suscitées par les conséquences politiques potentielles des pertes civiles, Roosevelt soutient inconditionnellement ses aviateurs et écrit à Churchill le 11 avril 1944 : « Quelque regrettables que soient les pertes en vies civiles qu’il nous faut attendre, je ne suis pas prêt à imposer, d’ici où je me trouve, quelque restriction d’action militaire que ce soit à des chefs militaires. » Certains aviateurs, dont les Français du groupe Lorraine des FAFL, manifesteront pourtant quelques scrupules de conscience.
L’année 1944 constituera l’acmé de cette violence venue des airs. Du 26 au 31 mai 1944, en six jours on dénombre plus de 11 600 morts dans le pays. Dans les régions touchées, on parlera de « Pentecôte rouge ». On assiste au mitraillage des convois ferroviaires qui font de nombreuses victimes parmi les passagers et les cheminots, et à des attaques contre les péniches sur la Seine ; 67 péniches y sont coulées du 6 au 11 juin.
À la suite du Débarquement, les zones de combat subiront encore énormément de destructions. En août 1944 la vieille ville de Saint-Malo est réduite en cendres. Les sinistrés s’interrogent alors sur la mansuétude dont bénéficie la garnison allemande des îles anglo-normandes toutes proches qui ne subira aucune attaque et capitulera simplement le 8 mai 1945, alors que, fortement dotée en pièces de DCA et artillerie de marine, elle gêne pourtant considérablement la navigation alliée dans ce secteur de la Manche…
Pour ne rien arranger, les Allemands, au cours de leur retraite, lancent des attaques de V1 et de V2 sur les régions libérées qui font encore quelques centaines de morts.
L’épisode final dans cette véritable orgie de destructions sera constitué par la réduction des poches de l’Atlantique. Royan, en particulier, est rasé une première fois par 200 Lancaster de la RAF dans la nuit du 4 au 5 janvier 1945 au prix de 1 500 civils tués, ainsi que 47 soldats allemands. Les bombardements reprennent du 14 au 16 avril. Ils sont confiés cette fois-ci à 1 100 bombardiers de l’US Air Force qui emploient notamment des bombes au napalm. Finalement Eisenhower intervient et interdit toute nouvelle attaque contre une ville française. Il punit même un responsable américain, le général Royce, en le relevant de son commandement. Les généraux français de Larminat et Corniglion-Molinier, coresponsables de la tragédie, resteront en poste…
Le livre de Gilles Ragache, qui met l’accent sur un épisode douloureux, et souvent occulté de notre histoire, est tout à fait le bienvenu. Au-delà des faits, il reste maintenant à aller plus loin et à s’interroger sur les représentations, les doctrines et les idéologies nationales qui ont justifié cette campagne de bombardement, inefficace stratégiquement jusqu’en 1944, mais dont l’imprécision, avérée et prise en compte dans la planification des missions, a causé 76 000 victimes civiles.