À la fois penseur et homme d’action, l’amiral James Stavridis livre avec Sea Power (publié en 2018) son opus magnum. Pétri de culture maritime et militaire, celui qui fut le seul amiral à occuper le poste de commandant suprême des forces de l’Otan nous emmène dans un voyage où les océans du monde sont mis en perspective non seulement sur le plan historique, mais surtout sur le plan stratégique. Par la plume de l’auteur, sept portions de la planète bleue (le Pacifique, l’Atlantique, l’océan Indien, la Méditerranée, la mer de Chine méridionale, la mer des Caraïbes et l’Arctique) prennent vie sous nos yeux, au gré d’un balancier permanent entre la hauteur de vue d’un amiral blanchi sous le harnais et les souvenirs du jeune midship qu’il fut au tournant des années 1970.
L’ouvrage s’ouvre sur l’immense Pacifique, berceau du Sea Power américain et théâtre d’une course aux armements préoccupante, dont l’auteur doute toutefois qu’elle débouche à court terme sur une confrontation guerrière de grande ampleur. Vient ensuite le grand Atlantique, théâtre historique de l’illustration concrète du Sea Power pour les nations européennes depuis la guerre de Sept Ans jusqu’aux guerres mondiales, où les vastes étendues maritimes de cet océan furent à la fois la fin et le moyen des affrontements entre nations ; zone de stabilité durable pour la première fois de son histoire depuis la fin de la guerre froide, cet océan est, avec le Pacifique, le second mur porteur de l’insularité stratégique des États-Unis. C’est ensuite au tour de l’océan Indien, zone vierge de toute histoire géopolitique pendant de longs siècles, principalement marquée par les flux commerciaux ; dans cet océan lointain des rives américaines, l’émergence annoncée de l’Inde – qui ne fait que commencer – et l’antagonisme fort de ce pays avec le Pakistan voisin sont les deux facteurs qui doivent selon l’auteur inciter les États-Unis à augmenter leur niveau d’engagement naval dans cette zone au XXIe siècle. La Méditerranée fait l’objet quant à elle d’une magistrale analyse de la part de cet amiral aux origines grecques : berceau de civilisations, cette mer étriquée y est surtout analysée comme le terrain majeur de la guerre navale depuis l’Antiquité, tandis que sa partie orientale est l’épicentre récurrent d’enjeux géopolitiques ; on retiendra en particulier de ce chapitre consacrée à cette mer l’analyse pénétrante de l’auteur sur le rôle majeur de la Libye pour le Sea Power dans cette zone, pays dont il souligne l’importance de la stabilisation à court terme. Plus à l’est, s’ouvre le chapitre consacré à la mer de Chine méridionale, ce « chaudron » qui cristallise les enjeux de circulation des flux maritimes et de territorialisation des ressources (pétole, gaz et pêche) ; dans cette mer où plane l’ombre portée de la Chine, l’amiral Stavridis met en avant le besoin d’alliances fortes pour son pays, tout en suggérant une attitude consistant à « cooperate where we can, confront where we must ». L’ancien patron de la IVe flotte américaine consacre ensuite assez naturellement un chapitre à la mer des Caraïbes, cette « mer de nations » dont le lourd héritage historique – grandes découvertes et colonisation – et géographique – cyclones et séismes – la condamne hélas à « ne pas très bien fonctionner ». La marche de la fresque maritime est fermée par l’Arctique, le plus petit des océans, qui cumule un climat difficile, une gouvernance confuse et fait l’objet d’une compétition géopolitique qui n’en est qu’à ses débuts. Cette dernière frontière, encore largement inconnue de l’humanité, est par excellence le lieu où les intérêts nationaux devront, selon l’auteur, se concilier avec les intérêts globaux.
Suit un chapitre traitant du crime maritime, dans lequel l’auteur dresse un panorama classique des menaces à l’œuvre dans le res nulius, tout en proposant une feuille de route dont l’auteur reconnaît que le succès repose avant tout sur la coopération internationale, domaine dans lequel, hélas, « l’esprit (de coopération) est prompt mais la chair (la coopération concrète) est faible ». La dernière partie consacrée au rapport des États-Unis à l’océan est particulièrement stimulante : fort de sa revue préalable des océans du monde, l’amiral y synthétise toute sa réflexion personnelle sur le fait naval, mûrie durant ses quarante années de service actif commencées sur les bancs de l’US Naval Academy d’Annapolis au milieu des années 1970. James Stavridis convoque ici Mahan pour questionner la pertinence de sa vision pour les États-Unis d’aujourd’hui : après une remarquable synthèse de la pensée du maître, l’auteur passe en revue ce que Mahan pourrait suggérer au Président actuel de son pays, comme il le faisait déjà pour Theodore Roosevelt. À plus d’un siècle d’écart, les fondamentaux restent inchangés : être une nation maritime, défendre la mer comme global common, avoir un réseau d’alliance solide, et enfin favoriser la coopération public-privé dans le domaine maritime. Et pour cela, disposer d’une marine forte articulée autour de 350 navires de combat et 12 groupes aéronavals, soit le format visé par l’Administration Trump et que l’amiral juge atteignable et équilibré. Et de conclure : « Without the oceans and our ability to sail them, we would be enormously disminished as a nation. Our ability to navigate, both literally and figuratively, through the oceans will be a determinative part of the voyage of our nation in this century. »
Sea Power est l’œuvre d’un chef militaire cultivé, délivrant au fil des chapitres des analyses claires qui capterons l’intérêt du lecteur, qu’il soit familier ou non du fait maritime. Couplé à ses origines grecques, son tropisme otanien donne un ton particulièrement original à son propos, loin des caricatures mahaniennes de la première marine du monde. Qui veut « penser l’océan » consultera donc avec intérêt Sea Power.