Ce troisième volume qui fait partie d’une série qui en comprendra quatre, est tout aussi dense et captivant que les deux précédents qui couvraient la guerre de ses origines dans la lointaine Antiquité jusqu’à ses formes industrielles, objet de celui-ci.
Cet ouvrage couvre une période placée sous le signe de la guerre, comme cela a été rarement, sinon jamais le cas dans l’histoire, avec ses deux guerres mondiales ayant causé la mort de près de 80 millions de personnes, et combien d’autres « modernes » de masse, comme la guerre de Sécession. De fait entre la guerre franco-prussienne de 1870, qui a porté l’Empire allemand sur les fonts baptismaux, et l’effondrement du Reich millénaire, le 8 mai 1945, la guerre a bouleversé les pays belligérants, accélérant le changement social, la modernisation industrielle et l’urbanisation, accentuant l’emprise des États sur la société et l’économie. C’est durant cette séquence allant du dernier tiers du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle que se sont constitués maints foyers de tension et des antagonismes qui ont conduit aux déchirements yougoslaves des années 1990.
Quant au Proche et Moyen-Orient contemporains, ses multiples fragilités, ses populations enchevêtrées, ses frontières parfois contestées, elles plongent leurs racines dans l’effondrement de l’empire ottoman, dont Recep Tayyip Erdogan veut remettre en cause certains effets, en étendant son bras armé sur des portions de cet empire séculaire. Que de souvenirs ont laissé tous ces conflits qui ont ceinturé la surface du globe, sous la forme de musées, de monuments, de cimetières, de bunkers que l’on trouve sur les plages de Normandie ou celle de Kiribati à Tarawa, lieu d’une féroce bataille en 1943, ou des vestiges d’armes déterrées de-ci de-là des milliers de champs de bataille. Au-delà de ces traces matérielles, un travail ininterrompu a été effectué par les historiens et autres spécialistes de différentes sciences sociales et militaires, pour étudier, ausculter, rendre compte et interpréter ces séquences : histoire diplomatique et militaire, histoire sociale, culturelle et politique, mais aussi, plus récemment, histoire de la violence, du corps et de l’intime. C’est l’ensemble de ces disciplines qui ont été mobilisées pour rédiger ce volume, aux côtés des cartographes et photographes, et le résultat est sans précédent.
Ce qui se dégage de cette période et de la lecture des différents chapitres, c’est d’abord le phénomène d’internationalisation de la guerre auquel on a assisté. Les mondes en guerre ont subi une même temporalité guerrière, laquelle, des conquêtes coloniales aux paroxysmes des guerres mondiales, n’a épargné aucun espace. Dès la fin du XIXe siècle, marquée par la guerre des Boers, on a assisté à une sujétion croissante du globe aux grandes puissances militaires d’Europe (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Russie, Autriche-Hongrie, qui constituaient le concert européen) auxquelles se sont joints les États-Unis, sortis vainqueurs de la guerre hispano-américaine de 1898 et qui ont défait la Russie à Tsushima en mai 1905. Un modèle à peu près uniforme de la guerre d’autre part a émergé, celui d’armées dirigées par des états-majors hautement professionnalisés, encadrés des masses de conscrits, dotés d’armes à feu de plus en plus destructrices et d’une logistique et de communicants permettant, par voie ferrée ou maritime, de mener des opérations sur des théâtres de plus en plus éloignés, avant que l’invention de l’aviation et du char ne change les données du combat. Ainsi, par étapes, les différents espaces de la planète sont à la fois reliés, en partie unifiés, mais fragmentés par les ambitions rivales des puissances impériales qui en prennent possession.
D’où le trait fondamental de cette période : la guerre est devenue impériale. D’abord et par l’implication des empires coloniaux en tant que théâtres d’opérations et de ressources à mobiliser, riches en main-d’œuvre et en matières premières. Mais aussi par les conceptions et les buts de guerre des belligérants. Ces derniers prévoient en effet des partages de territoires, ou ambitionnent de vastes expansions. Durant la Grande Guerre, des accords diplomatiques délimitent de futures sphères d’influence des Français et Britanniques au Levant et en Mésopotamie, alors que les milieux militaires et économiques de l’Allemagne impériale envisagent leur domination sur une vaste Mitteleuropa. L’Allemagne nazie pousse plus loin encore ces projets impériaux dans les immensités est-européennes conquises à partir de 1941, tandis que le Japon instaure sa tutelle sur la « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale ». Impériales, ces guerres le sont enfin parce qu’elles font circuler, avec une ampleur inégalée, des individus aux origines différentes sur les champs de bataille, mais aussi dans les villes et les campagnes des empires comme des métropoles : soldats indiens, en Mésopotamie, travailleurs indochinois en Argonne, combattants marocains en Italie, légionnaires tchèques en Sibérie, infirmières australiennes en Égypte, marins canadiens, portugais ou brésiliens sur l’Atlantique, aviateurs allemands en Libye, colons japonais en Corée, tirailleurs sénégalais ou fantassins kanaks au Chemin des Dames. Si les grandes puissances dictent les causes des guerres, elles n’en sont pas les seuls protagonistes.
Les guerres sont devenues aussi et peut-être principalement industrielles par la production en série des moyens de destruction d’une puissance décuplée. L’ère de la guerre en trois dimensions, des armes supersoniques, de l’image filmée, des explosions atomiques s’inaugure. À l’heure des masses, à l’époque de la conscription, à l’âge du taylorisme industriel, correspond un investissement idéologique démesuré dans la guerre. Elle engage le sens des existences, le destin des États combine l’intransigeance des guerres de religion et la « valorisation de la « nation en armes ». Doit-on parler à cet égard de guerre totale, comme se le demande André Loez dans l’introduction. Dès 1917, Clemenceau parlait de « guerre intégrale ». Ludendorff, à la tête de l’armée allemande en 1917-1918, publie en 1935 Der Totale Krieg ; mais peut-on désigner toutes les guerres modernes de « guerres totales » ?
Plutôt que d’adopter une approche chronologique, tentante, mais pas toujours opératoire, les auteurs ont choisi, autre force de ce volume, une vision englobante du phénomène guerrier. Une première séquence en pose le cadre, à l’échelle des enjeux géopolitiques et stratégiques des États et des empires. Une seconde partie étudie les groupes sociaux pris dans les guerres, combattants et civils, et leurs réponses à ces épreuves, de l’engagement au refus, des stratégies de survie aux formes du témoignage. Le dernier temps de l’analyse est consacré aux extrêmes de la guerre : les violences démesurées visant les civils, les explications que leur ont données les chercheurs, les tentatives d’y apporter des réponses juridiques. Les chapitres évoquent également les lieux et figures clés, les plus identifiables, de cette séquence temporelle, de Sedan à Tsushima, de Verdun à Stalingrad, à l’aide d’un riche appareil de cartes en couleurs de grandes dimensions assorties de commentaires précis, autre qualité de ce puissant ouvrage.
Les voix des hommes et des femmes qui ont traversé ces guerres sont abondamment restituées en puisant dans le considérable matériau archivistique et iconographique qu’elles ont légué. Autre élément de taille, la série d’encadrés sur la sécurité collective, les dictateurs et la « diplomatie-spectacle », les déclarations de guerre, qui semblent aujourd’hui être passées de mode, les rares penseurs prémonitoires de la guerre longue à l’instar de Jean de Bloch, avec sa monumentale La Guerre future, en six volumes, publiée en 1898, l’ère des missiles… Une large place est accordée aux guerres coloniales, aux empires, à la situation coloniale, sur le terrain, leurs échos dans les métropoles. Entre août 1914 et décembre 1919 par exemple, 1,5 million d’hommes venant de l’Inde britannique ont servi en Europe. Guerre et révolution, droit de la guerre, transgressions et procès, victimes civiles, violences de guerre, images, témoignages et représentations, rapports sexués, et redéfinition des rôles féminins et masculins à l’épreuve des conflits, toute cette gamme de questions, de situations, de descriptions sont passées largement en revue de divers points de vue et de divers regards.