La chute de l’Empire romain est à la mode, peut-être parce que beaucoup y voient un rappel d’un certain nombre de maux qui accablent aujourd’hui la civilisation occidentale… Mais justement, cette « chute », quels facteurs l’ont provoquée ? Et finalement, a-t-elle réellement eu lieu ?
L’historien allemand Alexander Demandt a identifié 210 hypothèses différentes qui ont été évoquées dans le passé pour expliquer la chute de l’Empire romain (intervenue officiellement lorsqu’en 476 Odoacre dépose le dernier empereur d’Occident Romulus Augustule, qui avait quatorze ans à l’époque). Ces hypothèses vont du climat, à la stagnation économique, en passant par le pacifisme des élites, la diffusion du christianisme, le saturnisme ou l’apparition d’épidémies… Bertrand Lançon, professeur émérite d’histoire romaine à l’université de Limoges, les passe en revue avant de remettre en question la notion même de « chute » de l’Empire romain.
Pour Lançon, « on peut affirmer que la morbidité épidémique ne joue aucun rôle dans l’affaissement de l’empire d’Occident au cours du Ve siècle ». La seule grande pandémie de l’Antiquité tardive est postérieure. Il s’agit de la « peste justinienne » du milieu du VIe siècle qui se répandit rapidement de l’Égypte (541) à la Gaule et à l’Italie (543), et qui entraîna une diminution brutale de la population que les hypothèses des géographes évaluent à plus de la moitié. Malgré tout, elle joua peut-être un rôle dans la vulnérabilité byzantine et sassanide face à la première vague de conquête arabo-musulmane (640).
Y a-t-il eu d’autre part un certain déclin démographique qui pourrait expliquer la « chute de Rome » ? Les historiens-démographes admettent l’absence de données qui permettraient de mesurer les trois variables démographiques essentielles, mortalité, fécondité et migration, pour l’Antiquité tardive. Aucun déclin démographique ne peut donc être scientifiquement prouvé. Pour Lançon, « voir le déclin démographique comme cause d’effondrement est aussi une perception idéologique ». Plutôt que d’évoquer une baisse démographique, certains historiens évoqueraient même une surpopulation de l’Empire romain. Autrement dit, ces controverses entre spécialistes nous démontrent qu’on n’en sait rien !
Qu’en est-il des explications de nature religieuse ? Là encore, la survenue du christianisme ne saurait pour l’auteur constituer un élément d’explication valable. En effet, « les textes, mais surtout l’archéologie, ont montré que les progrès du christianisme avaient profité d’un affaissement des cultes païens largement entamé au cours du IIIe siècle ».
Certains auteurs ont malgré tout souligné le peu d’attirance des citoyens du Bas-Empire pour l’armée, ce qui se traduisit par des tentatives de se soustraire à la conscription. On en arriva à ce que certains nommèrent la « barbarisation » du recrutement et à l’émiettement des unités militaires dans les provinces frontalières. C’est d’ailleurs la thèse de Philippe Richardot qui montra, il y a quelques années, comment l’armée romaine disparut purement et simplement dans les années 470.
Finalement, nous avoue Lançon, après avoir examiné la plupart des hypothèses avancées, « la « chute » de l’Empire romain a tout d’une auberge espagnole. Chaque historien y apporte son manger, qui n’est autre qu’un mélange d’idéologies propres aux époques et d’affects personnels. À chacun sa ‘‘chute’’, donc, car il n’en est pas une qui soit la vraie, indépendamment des interprétations qui en sont faites ». L’auteur sur ce point est loin d’être exempt de ce travers…
En définitive pour Lançon, « la ‘‘chute’’ de l’empire romain ne fut que l’affaissement partiel d’un régime politique et non la fin d’une civilisation ». Présenter la chute comme un fait avéré et catastrophique lui paraît « obéir à une dramaturgie construite sur des fantasmes, eux-mêmes dirigés par une anxiété du présent et de l’avenir ».
Ainsi le sac de Rome de 410 par le roi goth Alaric est un événement dont la portée symbolique pour ses contemporains paraît à l’auteur être plus importante que la déposition de Romulus Augustule : Odoacre puis, à partir de 473, Théodoric, qui règnent sur l’Italie, dirigent un royaume qui continue d’appartenir à l’Empire romain, régi par l’empereur, désormais unique, de Constantinople (en 476 ou 477 Odoacre transmet officiellement, à l’empereur d’Orient Zénon – 474-491 – les insignes vacants de l’empereur d’Occident). Dans les « royaumes barbares » d’Occident des structures politiques romaines subsistent malgré tout, telles le Sénat à Rome. Les royaumes barbares héritèrent malgré tout de la fonction publique romaine (la militia) et la prolongèrent jusqu’au règne de Charles le Chauve. On remarque alors plutôt une « tentative de perpétuer la romanité, désormais associée de manière fusionnelle, au catholicisme, au sein de nouveaux ensembles politiques ». La « chute » de l’Empire correspondrait donc plutôt pour l’auteur avec la disparition progressive des provinces romaines.
Les événements politiques de 476 n’équivaudraient formellement qu’à un retour à la situation de l’empereur unique et non à une « chute », cet empereur régnant, comme Constantin (306-337) en son temps, à Constantinople. On rappelle que de 395 à 476, les Occidentaux eurent ensuite leurs propres empereurs, dans le cadre d’une dyarchie.
L’élément fondamental de cette question est pour Bertrand Lançon « une prise de distance, inédite dans l’histoire de l’empire, de l’Occident par rapport à son Orient, tandis que ce dernier continua, jusqu’à Justinien (527-565) d’être concerné par son Occident ». Plutôt qu’une « chute », nous serions plutôt devant une « fermeture », décidée par l’empereur d’Orient de la « succursale impériale de Ravenne ». Cette fermeture n’empêcha pas Orient et Occident de diverger. On assiste ainsi à la fin du bilinguisme : après avoir connu un bilinguisme politique, intellectuel et économique pendant sept siècles (du IIe siècle av. J.-C. au Ve siècle de notre ère), « l’Empire, de gréco-romain, devient progressivement grec et romain, constitué de deux parties divergentes qui cherchent à perpétuer une convergence culturelle et politique ». Les frappes monétaires montrent notamment que les rois barbares cessent d’avoir une vision romano-centrique du monde vers la fin du VIe siècle. De même, au VIIe siècle, l’empereur d’Orient Héraclius réforme les institutions et fait de l’Empire d’Orient un empire grec.
En conclusion, si ce livre constitue une bonne synthèse sur la question de la fin de l’Empire romain d’Occident, l’approche iconoclaste de l’auteur qui consiste à évacuer l’une après l’autre les différentes causes possibles de sa disparition conduit finalement à ne pas traiter la seule question qui taraude en réalité ses lecteurs : comment les empires disparaissent-ils ?