On ne peut comprendre les guerres qui ont marqué l’espace de l’ancienne Yougoslavie, entre 1991 et 1995, qu’en ayant une perception du passé des peuples, nations, groupes linguistiques et religieux, étroitement imbriqués sur ces territoires des Balkans et de l’Europe du Sud-Est. En effet, durant la Seconde Guerre mondiale, on y a vu une multiplication des « guerres dans la guerre », pour reprendre l’expression de Milovan Djilas, que l’on retrouve dans certains confins polonais et ukrainiens. Mais cette forme de guerre n’a été déterminante qu’en Europe du Sud-Est. De fait, cette région a constitué un « troisième front » de la Seconde Guerre mondiale en Europe, bien distinct des fronts occidental et russe. Sur ce « troisième front », les armées régulières ont cédé le pas aux unités de partisans et aux milices de villages, les grandes offensives et les exploits logistiques se sont effacés devant les embuscades et les divers trafics. Par certains aspects, la Seconde Guerre mondiale en Europe du Sud-Est rappelle donc les « nouvelles guerres » que Mary Kaldor a cru voir apparaître dans les années 1990 en Afrique, en Asie ou en ex-Yougoslavie.
Le cas de la Bosnie-Herzégovine, tel qu’étudié par Xavier Bougarel à travers la 13e Division SS, suggère que ces « nouvelles guerres » ne sont pas si nouvelles que cela. À ce premier intérêt que présente cet ouvrage s’ajoute, bien entendu, le goût de souffre qui a entouré cette division musulmane au service du Reich, intérêt marqué par le conflit israélo-arabe dès ses origines en 1947-1948. En effet, plusieurs centaines de combattants musulmans bosniaques ont alors rejoint les armées arabes dans leurs opérations contre le nouvel État d’Israël. Agissaient-ils selon des motivations religieuses, ou voulaient-ils bénéficier des effets d’aubaine ? L’auteur penche vers la seconde hypothèse, au terme de recherches dans les archives et d’interviews des derniers rescapés auxquelles il a procédé. On savait qu’Adolf Hitler et Heinrich Himmler avaient une certaine fascination pour l’islam – perçu comme religion guerrière – et des dizaines de milliers de musulmans d’Union soviétique, de Yougoslavie et d’Albanie ont été enrôlés dans les formations de la Wehrmacht et de la Waffen-SS. Cette collaboration musulmane a été rappelée par certains auteurs, insistant sur les liens du mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini, avec les autorités allemandes. Dès 1947, le chasseur de nazis Simon Wiesenthal publiait ainsi une brochure intitulée Le Grand Mufti : grand agent de l’Axe, dans laquelle il dénonçait, entre autres, son rôle dans le recrutement de combattants musulmans pour le compte du Troisième Reich. Les attentats du 11 septembre 2001 et « la guerre contre le terrorisme » qui a suivi, ont entraîné un regain d’intérêt pour ces formations musulmanes au service du Reich, certains pamphlétaires peu scrupuleux s’efforçant d’établir une continuité idéologique avec la nébuleuse terroriste d’Al-Qaïda. Pour ce faire, ils n’hésitent pas, avance Xavier Bougarel, à caricaturer ou à falsifier l’Histoire. Pour ne prendre qu’un exemple, David Dalin et John Rothmann écrivent que la 13e Division SS est responsable de la mort de 90 % des juifs de Bosnie-Herzégovine, une province alors intégrée à l’État indépendant de Croatie. Or, il montre que lorsque celle-ci entre en action en mars 1944, la plupart des juifs de cette province ont déjà été tués par les Oustachis (fascistes croates). S’il est donc vrai que 90 % des juifs de Bosnie-Herzégovine sont morts au cours de la Seconde Guerre mondiale, le rôle joué par la 13edivision SS dans ce carnage est marginal. Dans le contexte de la guerre qui a ravagé la Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, certains auteurs ou propagandistes ont accusé le président bosnien Alija Izetbegovic d’avoir appartenu à cette unité, ou d’avoir été un « grand recruteur » de SS. Cependant, si l’organisation des Jeunes musulmans à laquelle a appartenu Izetbegovic a bien quelques liens avec la 13e division SS, et si celui-ci a participé à la délégation de Jeunes musulmans reçue en avril 1943 par Amin al-Husseini, il n’a jamais servi dans la Waffen-SS. Lycéen de 18 ans en 1943, on voit mal comment il aurait pu jouer un rôle majeur dans le recrutement de volontaires SS et, selon les dires de Kasim Masic, un Jeune musulman engagé comme imam SS, Izetbegovic était plutôt hostile à ce projet. Bernard-Henri Levy qui lui a apporté son soutien, l’aurait-il fait si le Président bosniaque avait été suspecté d’antisémitisme ? Vingt-cinq ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, la 13e Division SS continue donc d’être l’objet de polémiques aussi virulentes que stériles, conclut Xavier Bougarel. C’est dire l’intérêt de son ouvrage documenté, bien illustré, qui jette un regard nouveau sur cette période de l’Histoire aux multiples ramifications.