C’est une fresque très documentée, s’appuyant sur une connaissance approfondie de son pays natal et comprenant de nombreux noms vietnamiens écrits dans leur graphie, que livre Nguyen Ngoc Châu. Ingénieur diplômé de l’École centrale, ancien enseignant et ancien cadre de banque, il est revenu travailler au Vietnam en pleine guerre jusqu’à la chute de Saigon.
Avec Le temps des Ancêtres. Une famille vietnamienne dans la traversée du XXème siècle, (L’Harmattan, 2018), Nguyen Ngoc Châu nous avait proposé une saga familiale. Celle-ci nous avait conté une histoire « d’en bas ». Châu ne pouvait pas s’arrêter là et il a éprouvé le besoin d’écrire une histoire « d’en haut » … sous le titre Viêt Nam - Histoire politique des deux guerres 1858-1954 et 1945-1975. L’apport nouveau de ce livre se trouve dans la seconde moitié de l’ouvrage, des chapitres 11 à 18. Ces pages mettent fin à un non-dit de l’historiographie du Vietnam, à savoir les tentatives d’édifier un État authentiquement vietnamien mais distinct, différent et opposé à celui qui fut proclamé le 2 septembre 1945 à Hanoï, par les communistes vietnamiens, sous le couvert de l’union nationale. En effet, le père de l’auteur, polytechnicien, ingénieur des Ponts et Chaussées puis titulaire d’un diplôme de médecine, aurait pu être amené à présider les destinées du Vietnam d’après 1954. Ce Nguyen Ngoc Bích faisait partie d’un groupe secret d’intellectuels – pour la plupart des technocrates formés et résidant en France, animé par la volonté d’offrir au pays une issue autre que celle de la guerre, celle de développer les deux parties du pays pour rattraper le retard sur ses voisins et éviter de dépendre de la Chine, le vrai ennemi de toujours : négociations Nord-Sud pour une coopération économique et commerciale, avant une unification pacifique dans le long terme lorsque les conditions seraient devenues favorables. Une coopération commerciale et économique pourrait aider à rendre les deux parties du pays moins dépendantes de l’étranger. Le Nord du Vietnam avait un vrai problème d’approvisionnement en riz, n’ayant plus accès au grenier à riz du Sud. Les circonstances ne le permirent pas. Étaient-elles même possibles ? Tant que le Vietminh menait un « juste » combat de libération nationale, puis se levait contre l’impérialisme américain, il était paré de toutes les vertus. Mais la tragédie du Cambodge, l’odyssée de boat people, lorsque des milliers de Vietnamiens cherchaient à fuir leur pays au péril de leur vie, commença à relativiser bien des choses.
Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après ces épreuves, peut-on apporter un regard plus ample sur ce siècle et demi d’histoire vietnamienne qui fut aussi largement celle de la France ? Le pari était risqué, mais l’auteur l’a relevé, sans se départir de ses convictions. Son livre retrace donc les deux grandes guerres vécues par le Vietnam de 1858 à 1975. La période semble éloignée, mais il s’agit de la guerre la plus longue du siècle et la plus meurtrière de sa seconde partie, ayant engagé des millions de combattants. Si les périodes française (1945- 1954), puis surtout américaine (1956-1975) sont bien connues, ayant donné lieu à des centaines d’ouvrages et de films, la période d’avant la Seconde guerre mondiale, en revanche, est largement méconnue – ce qui est bien dommage puisqu’il s’agit de cette « perle » de la colonisation française qui a donné lieu à bien des œuvres littéraires, comme celle de Marguerite Duras. L’intérêt du livre repose sur des développements détaillés, qui permettent de cerner, au plus près, ce qui est réellement arrivé. Les événements sont souvent complétés par des paroles des personnages qui y interviennent. On y trouvera des réponses aux questions telles que : pourquoi y a-t-il eu répression des chrétiens qui a justifié officiellement l’intervention des Français en 1858 ? Qui sont les Hòa Hao, qui sont les Cao Dai ? Comment le communisme s’est-il constitué dans le pays ? Ho Chí Minh était-il « plus patriote que communiste » comme le pensaient certains ? A-t-il accepté que le pays devienne un État de l’Union française telle qu’envisagée en mars 1946 lors de la Conférence de Fontainebleau par les Français ? Quel a été le rôle du général De Gaulle dans le retour des Français en Indochine en 1945 ? Qu’a-t-il discuté avec le Prince Duy Tân le 14 décembre 1945 ? Ce dernier épisode, mal connu, aurait pu orienter l’avenir du Vietnam dans une tout autre direction, comme un pays associé à la France s’acheminant peu à peu vers une indépendance qui n’aurait pas été une rupture, évitant certainement des millions de morts ! Comment les Accords de Genève de 1954 ont-ils été signés ? Comment Ngô Dình Diem a-t-il été choisi par Bao Dai en 1954 ? Le Vietnam n’a-t-il pas raté l’occasion d’évoluer autrement cette année-là, dans la paix et non la guerre ? Quel a été le jeu des Américains dans la seconde guerre ? Comment les nationalistes ont-ils été vaincus par les communistes ?
La première guerre de l'Histoire contemporaine de ce pays, la « guerre d’indépendance », était placée dans le contexte d'une lutte contre le colonisateur français qui l’avait envahi pour, selon ce dernier, mettre fin à la répression des chrétiens et obtenir son ouverture au commerce, comme ce fut le cas à l’époque au Japon et en Chine avec le Traité de Nankin de 1842. En fait, l’objectif de la France était d’obtenir, à son tour, un territoire sur sa route entre l’Inde et la Chine, comme en possédaient déjà ses concurrents britanniques, portugais, espagnols et hollandais. L’opposition multiforme, combinant revendications pacifiques et résistances armées, devint une véritable guerre qui aboutit quatre-vingt-seize ans plus tard au départ de la France. Entre-temps, les idées en provenance de l’Est (n’oublions pas qu’Ho Chi Minh, participa au Congrès de Tours en décembre 1920 qui vit la scission de la SFIO et la naissance du Parti communiste français) comme de l’Ouest avaient fini par influencer fortement la société vietnamienne, et à la guerre contre l’envahisseur, s’ajouta une autre, celle-là civile, tout aussi voire plus violente encore. Les accords de cessez-le-feu signés à Genève le 21 juillet 1954 – imposés par les grandes puissances – mirent fin à la « guerre d’indépendance » et divisèrent le Vietnam en deux, la République démocratique du Vietnam de régime marxiste-léniniste au nord du 17e parallèle, et l’État du Vietnam de régime démocratique au sud du même parallèle.
La deuxième guerre, « la guerre idéologique » ou « la guerre Nord-Sud », entre Vietnamiens communistes et Vietnamiens nationalistes, prit forme dès août 1945 avec le massacre de nationalistes connus (Pham Quynh, Bùi Quang Chiêu, Ngô Dình Khôi ..) par les communistes, alors que la « guerre d’indépendance » entre Français et Vietnamiens n’avait pas encore débutée. Après les accords de Genève de 1954, les communistes vietnamiens, qui venaient de gagner la bataille de Diên Biên Phu contre les Français, frustrés de ne pas pouvoir aller jusqu’à la victoire totale pour reprendre l’intégralité du pays, n’aspiraient qu’à réunir celui-ci sous leur direction. Les accords d’armistice, signés le 21 juillet 1954, consacraient en effet le départ des Français du nord du Vietnam (Tonkin) et la division du Vietnam en deux, la limite étant le 17e parallèle : la République démocratique du Vietnam au nord, communiste, le centre et le sud sous administration française. Ils avaient été âprement mais rapidement négociés, laissant donc des zones d’ombre. Ces accords se présentaient sous la forme complexe d’une série de textes. Trois accords relatifs à la cessation des hostilités au Vietnam, au Laos, et au Cambodge, signés par les commandants en chef des trois armées, et d’autre part une déclaration finale au nom des neuf puissances participantes sur le problème du rétablissement de la paix en Indochine, assortie de 6 déclarations unilatérales émanant des gouvernements cambodgien, laotien et français en date du 21 juillet. La conférence s’acheva sans qu’aucun ministre ne signe un quelconque document, car Washington et Saigon ont refusé de s’y associer. Les États-Unis ne voulant pas le faire aux côtés de la Chine, Saigon entendant protester contre le fait que la convention militaire n’avait été signée que par les commandants français et nord-vietnamien, ce qui augurait bien mal de l’avenir du Vietnam. Sur le plan militaire, les accords du 21 juillet prévoyaient la cessation des hostilités, la séparation des combattants, leur regroupement et la libération des prisonniers et des internés civils, tâche confiée aux commissions mixtes d’armistice. En outre, fut créée une Commission internationale de contrôle pour les trois pays, sorte d’instance d’appel et de supervision. Des élections prévues pour juillet 1956 devaient permettre la réunification. Ngô Dinh Diem, nouveau Premier ministre du Vietnam du Sud, et les États-Unis refusèrent de signer la déclaration finale, s'engageant pour leur part à ne pas recourir à la force pour remettre en cause les armistices. En raison du refus de Saigon de coopérer avec elle, la CIC cessa de fonctionner fin avril 1956.
Les Vietnamiens du Nord montèrent alors un Front de Libération (FLNSV) antigouvernemental dans le Sud et y envoyèrent du matériel et des troupes pour mener, d’abord une guerre subversive visant à déclencher un hypothétique soulèvement de la population, puis une guerre généralisée de conquête classique. Les États-Unis, par peur des répercussions futures sur le monde et sur leur propre pays, intervinrent au Vietnam pour endiguer son développement suivant la « théorie des dominos » : le basculement d’un pays vers le communisme entraînait le basculement des pays voisins, un peu comme dans une file de dominos. La confrontation des deux blocs, d’une part les Vietnamiens communistes soutenus par la Chine Populaire, l’URSS et les pays du Pacte de Varsovie, et d’autre part, les Vietnamiens nationalistes avec l’aide des États-Unis et leurs alliés du monde libre, se prolongera près de vingt ans que l’auteur relate dans les moindres détails. L’affaire du Watergate éroda l’autorité présidentielle américaine et tout l’appareil de Sécurité nationale. Les débordements au Cambodge en 1970 et au Vietnam en 1972, conduisirent le Congrès à adopter, le 12 octobre 1973, en pleine guerre du Kippour, le War Powers Act, qui encadrait la liberté d’action du Président en matière militaire – il ne pouvait désormais plus déployer des troupes à l’étranger au-delà de 60 jours sans l’autorisation du Congrès. Ceci entrava l’action américaine au Vietnam. 1974 sera pour le Vietnam ce que fut 1948 pour la Chine, l’année du renversement de l’équilibre des forces. Outre le Watergate, la lente agonie de Nixon (1), la crise économique et de l’énergie, le dégoût de l’opinion américaine pour les affaires d’Indochine, sont autant de facteurs qui pèsent lourd dans la balance des forces. Nixon avait demandé une aide militaire de 1,45 Md $ ; en août, Gerald Ford, son successeur, réitère la demande (2). La vaste offensive, lancée début janvier 1975 par le Vietnam du Nord, déferle. Après la prise d’Hué le 26 mars, la « campagne Hô Chi Minh » est déclenchée. Le 16 avril, Ford ordonne l’évacuation de tous les fonctionnaires américains. Cela aboutit, le 30 avril, à la chute de Saigon. Phnom Penh était tombé, le 17 avril, aux mains des Khmers rouges, ouvrant la porte à l’un des grands génocides du siècle (3) qui a tardé à être reconnu par les tribunaux, ainsi qu’à la tragédie des boat people vietnamiens. L’image de l’évacuation des derniers responsables américains et de leurs alliés sud vietnamiens, par hélicoptère du toit de l’ambassade américaine, figurera parmi les icônes les moins glorieuses de l’histoire américaine de cette fin de siècle. Le 30 avril, le général sud-vietnamien Minh attend le colonel nord-vietnamien pour lui remettre le pouvoir, « Il n’en est pas question » lui répond ce dernier. « Vous ne pouvez donner ce que vous n’avez pas ». Tchang Kaï-chek, après la victoire communiste en 1949, avait fui à Formose. Le 26 avril, Nguyen Vân Thiêu (1923- 2001) en fît de même. Le 23 août, le Pathet Lao évince les autres forces politiques du pouvoir. L’armée américaine ne put intervenir. « Notre drame national d’abord nous paralysa, puis nous submergea » avoua Kissinger. « La guerre du Vietnam n’a pas été perdue sur les champs de bataille de l’Asie. Elle a été perdue dans les antichambres du Congrès, dans les salles de délibération des sociétés, dans les salles de rédaction des grands journaux et de grands réseaux de télévision. Elle a été perdue dans les réceptions de Georgetown, dans les salons du « beau monde » de New York et dans les amphithéâtres des grandes universités ».
Ces deux « petits » intervalles de 96 années – guerre d’indépendance (1858-1954) – et de 30 années – guerre idéologique (1945-1975) – firent suite à la longue histoire d'un pays qui existe en tant qu'État constitué depuis déjà de nombreux siècles ; un pays, peuplé aujourd’hui de plus de 100 millions d’habitants, qui veut combler son retard et accéder à la modernité technologique.
[1] Dans un télégramme daté du 23 juin 1975, l’ambassadeur de France en Thaïlande rendait compte de la tragédie, qui s’était déroulée à huis clos, les Khmers rouges, ayant coupé toute communication avec l’extérieur : il relate le témoignage du général Sor Buon, ancien chef des transmissions de l’armée cambodgienne (FANK), qui a « vécu une expérience exceptionnelle en réussissant après 39 jours de marche sur près de 600 km, de Phnom Penh à la frontière nord du Cambodge, à échapper aux Khmers rouges et à se refugier en Thaïlande ».
[2] Dans les derniers jours de Nixon, les journalistes Bob Woodward et Carl Bernstein, écrivent qu’Alexandre Haig devenu son chef de cabinet, ordonna aux médecins de retirer au président ses somnifères ; puis il l’amena à envisager son retrait avant la fin de son mandat.
[3] Le Vietnam au XXe siècle, Pierre-Richard Ferray, PUF, p.253.