De la Syrie à la Libye, le projet « néo-ottoman » d’Erdogan titrait récemment Le Monde ; c’est dire l’intérêt qui s’attache à une étude renouvelée de ce que représenta l’Empire ottoman et des traces laissées par sa chute en 1918.
Le spectre de l’Empire défunt semble hanter encore les hommes, les cartes, les dirigeants. Chaque jour, qu’il s’agisse des mouvements d’Ankara en Irak, en Syrie et plus récemment, – avec quel éclat – en Libye et en Méditerranée orientale, on voit que la Turquie d’Erdogan n’a pas fait le deuil de l’Empire. Le nouveau « sultan » ne reçoit-il pas les dignitaires étrangers dans son immense palais, entouré d’une garde d’honneur revêtue d’uniformes et d’armures turcs des siècles d’or de l’Empire ottoman ? Des noms de grands sultans sont attribués à des ouvrages monumentaux. L’osmanli, la langue de l’administration ottomane, écrite dans sa variante de l’alphabet arabe, a fait son retour dans l’enseignement. Istanbul a célébré avec ferveur le 29 mai, le 567e anniversaire de la conquête de Constantinople par le sultan Mehmet II, dit le « Conquérant ». Pour la première fois depuis quatre-vingt-sept ans, un imam a récité une sourate du Coran à l’intérieur de la basilique Sainte-Sophie. Erdogan évoque constamment l’idée de transformer la basilique en mosquée, ce qu’elle a été de 1453 à 1935, tandis que Kemal Attatürk en avait fait en musée, ce qui n’était pas vu d’un bon œil par l’élite laïque du pays et encore moins par la Grèce, qui rappelle que « Sainte Sophie est un monument mondial du Patrimoine mondial culturel ». Certes, Recep Tayyip Erdogan ne cherche pas à éliminer toute trace de l’idéologie kémaliste, comme on l’a souvent écrit, mais plutôt à en intégrer la dimension nationaliste, si chère au peuple turc, certain de son passé mythique dans une histoire ottomane pluriséculaire. À son apogée, cet Empire, dont les ascendances turques le reliaient aux empires nomades nés dans l’immensité des steppes d’Asie centrale au Moyen- Âge, s’étendait des plaines de Pannonie, en Hongrie, aux Montagnes du Yémen, et des contreforts de l’Atlas à ceux du Caucase, en passant par le Golfe, lac ottoman, dont s’est saisie Albion pour sécuriser la voie de son empire des Indes. C’est cette histoire que trace avec profondeur Yves Ternon, mais son regard porte bien au-delà.
On sait bien que telle une étoile massive, en fin de vie, comme l’écrit Marc Goutelier dans sa lumineuse préface, la « supernova » ottomane a bouleversé son environnement. La disparition de l’Empire a généré un vide qui n’a jamais pu être durablement comblé. Les États successeurs, Liban, Syrie, Irak…, se sont montrés trop faibles, et surtout trop hostiles les uns envers les autres pour pouvoir assurer eux-mêmes une cohérence de leur environnement régional. Français et surtout Britanniques, qui se voulaient les nouveaux maîtres des lieux, tombeurs de la « Sublime Porte », n’ont pas été en mesure d’imposer leur influence, devenue très contestée après 1945. N’est-ce pas au sujet de la Turquie et de la Grèce, qui s’étaient affrontés à propos des ruines de l’Empire ottoman, que Londres a passé le flambeau de la défense du monde occidental à Washington, en 1947 ? Cependant, les États-Unis, pris dans la politique globale d’affrontement avec l’URSS et fondant leur politique sur les deux piliers Iranien et saoudien, n’ont pas perçu les subtilités des équilibres régionaux et locaux. En abattant Saddam Hussein, dernier « gouverneur ottoman », ils ont fait éclater la barrière qui retenait l’Iran, éloignée de la Mésopotamie depuis des siècles. Autre disparition, loin d’être sans conséquences, celle du califat en 1924. Ce fut l’étendard de l’islam durant quatre siècles, et sa brusque disparition a créé un vide dans lequel se sont engouffrés les Frères musulmans, créés quelques années plus tard, en 1928 dans une Égypte sous occupation britannique. Daech, né sur les ruines de l’Irak post-2003, ne s’est-il pas approprié le titre de sultan pour profiter du désarroi des populations privées de toute affiliation ?
La Turquie n’a donc pas fait son deuil de l’Empire, est-ce cela qui la rapproche de la Russie… tel n’est nullement le propos d’Yves Ternon, mais son ouvrage pousse le lecteur à s’interroger. En effet, les deux pays ont ressenti dans leur chair le traumatisme du dépeçage impérial. Tous deux s’interrogent sur leur identité, qui n’est ni européenne, ni totalement asiatique, mais eurasiatique. Tous deux, pense-t-on, se comportent en citadelles assiégées, se méfiant de leurs voisins – pour la Turquie ce sont Grecs et Arabes. Voilà l’un des mérites de l’ouvrage d’Yves Ternon, qui éclaire sur les origines d’une multiplicité de crises de notre époque.
Les dernières années de l’Empire ottoman et celles qui suivent, font d’ailleurs l’objet d’une attention particulière de l’auteur. Et pour cause : les événements de cette période ont en grande partie modelé la Turquie, mais aussi le Moyen-Orient, les Balkans et dans une grande mesure l’Afrique du Nord tels que nous les connaissons aujourd’hui. Sur les terres de l’ancien monde ottoman, facteurs identitaires et ingérences des puissances avaient joué un rôle moteur dans la désagrégation de l’Empire. Ils continuent, à ce jour, d’y alimenter violence et conflits. On ne s’étonnera donc pas que près de deux cents pages soient consacrées aux dernières années de l’Empire ottoman, de la paix des alliés de Moudros à Sèvres, de l’apparition de Mustapha Kemal au sort des minorités chrétiennes d’Asie Mineure, passant par sa paix de Lausanne. Une cinquième et longue partie est consacrée à la République d’Atatürk ; le rayonnement de la Turquie atteint alors une sorte d’apogée. Le roi Édouard VIII lui rend visite en 1936, la première d’un souverain britannique en Turquie. Reza Shah, qui avait pris le pouvoir en 1929 et l’avait érigé en modèle, avait été accueilli triomphalement en 1934, ébauchant une entente asiatique entre la Turquie, la Perse et l’Afghanistan, qui, si elle s’était perpétuée et consolidée, aurait évité bien des déboires. La question d’Orient, qui avait tant animé les chancelleries à compter de la guerre de Crimée, de l’ « homme malade » de l’Europe, n’est pas morte.
Que d’héritages a-t-elle laissé ; le génocide arménien, non reconnu par Ankara, la question kurde, le Kosovo, un des derniers territoires balkaniques à quitter le giron ottoman, la Bosnie, toujours minée par des tensions inter communautaires, Chypre, ou encore l’île d’Aphrodite, toujours occupée. Que l’on observe la récente et forte poussée turque en Libye, cette ex-régence de Tripoli, ultime fragment africain de l’Empire ottoman en Afrique, qui s’ajoute aux réseaux de coopération avec l’Afrique, les actions en direction des Balkans et la présence turque en Syrie et en Irak. L’histoire de l’Empire ottoman n’est pas totalement terminée.