Auteur prolixe, Jean-Pierre Rioux ne prétend pas refaire une histoire du « colonialisme », dont le livre noir a si souvent été rouvert – et tout récemment encore grâce à Marc Ferro – ni une histoire de la « colonisation », ou du « système colonial », mot si douteux. L’ancien ministre des Colonies Gabriel Hanotaux le confirmera en 1933 : « En occupant Alger, la France remplissait la mission que la providence et l’histoire lui avaient confiée : l’attirance de l’inconnu, la joie du sacrifice, le désintéressement dans le dévouement. » Pas davantage, non plus, d’enregistrer passivement une histoire officielle et scolaire des anciennes colonies françaises ou des « œuvres françaises » outre-mer appréhendées une à une, dans leurs antécédents historiques et anthropologiques puis dans leur destinée émancipée. Le but de Jean-Pierre Rioux est, plus modestement, d’affirmer qu’une France coloniale, singulière mais pleine d’indécision hexagonale, a existé et surtout qu’il reste une part postcoloniale dans le destin de ce pays au XXIe siècle.
En 1998, le préambule de l’accord sur la Nouvelle-Calédonie a bien signalé que « le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière » et que « le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine ». Ce qu’il montre, c’est que contrairement à bien des idées reçues, il n’y a pas eu, durant des décennies, de mise en œuvre d’un « système » colonial dont les méfaits auraient gangrené la République elle-même, mais plutôt cascade d’improvisations et de dissimulations politiques, d’inutiles démonstrations de force, de violences indignes, de lâches abandons et de pressions intéressées, sur fond d’expectative de l’opinion. Une étape décisive et prometteuse pour les peuples délivrés du joug colonial a été franchie dans le monde d’après-guerre, qui a favorisé les insurrections algérienne et malgache puis la victoire de Diên Biên Phu en Indochine, dans un monde en cours de décolonisation. Puis intervint la situation particulière de l’Algérie de 1958 aux drames de 1962. Ultime étape qui a ouvert l’âge postcolonial à l’heure d’une nouvelle mondialisation où l’Europe ne mène plus le jeu, l’après-guerre d’Algérie a toutefois contraint sinon encouragé la France à pactiser et négocier avec son outre-mer en « confettis ».
La colonisation à la française n’eut en fait guère d’adversaires de poids. L’anticolonialisme est resté ténu et marginal, sans influence durable sur une opinion qui, malgré les propagandes, n’a d’ailleurs jamais considéré que coloniser fût une grande cause nationale et n’a guère fait la distinction entre la colonie de peuplement ou de domination : elle s’est cantonnée dans une semi-indifférence, ponctuée d’éphémères ferveurs. La rue Oudinot, où était hébergé le ministère de la Coopération jusqu’à sa disparition par le gouvernement Jospin en 1998, ne fut jamais un grand ministère et jamais les gouvernements et le Parlement ne l’ont vraiment encouragé à grandir. Charles de Gaulle saura refermer la « boîte à chagrin » : « Notre grande ambition nationale est devenue notre propre progrès, source réelle de la puissance et de l’influence. […] La décolonisation est notre intérêt et, par conséquent, notre politique ».
Où en sommes-nous aujourd’hui, à l’heure des débats animés portant sur les « crimes de la colonisation », les ravages de l’esclavage, le racialisme, la repentance et tant d’autres sujets brûlants qui ne vont pas disparaître de la scène politique, mémorielle, culturelle ? Peut-on s’en tenir à la seule remarque finale de l’auteur selon laquelle les rappels du passé colonial et ses dénonciations vengeresses n’auraient sans doute pris parmi eux ni force ni efficience si la panne générale de « l’ascenseur social » du temps de la croissance et de l’emploi, si le refroidissement du « creuset français » n’avaient pas pour partie ruiné la capacité d’intégration de ces immigrés que la France avait su entretenir inégalement, durement mais continûment jusqu’aux années 1970 ou même le début des années 1980, lorsque sont apparues les marches des beurs.
De migration en immigration, de mixages culturels en acculturations, de guerres en décolonisation, de salaire assuré pour les pères en instruction publique des enfants et en meilleure santé pour tous, la France avait jusqu’alors bricolé une histoire et un avenir plausibles pour ses « Francétrangers », comme dit Vincent Viet. Deux historiens, chacun à leur façon, l’ont rappelé. Les « identités traumatiques » qui se cherchent dans les assauts actuels sur les traites, l’esclavage et la colonisation, ceux qui revendiquent tout en un le souvenir du crime et le paiement d’une dette, dit Olivier Pétré-Grenouilleau, trouvent des secours et des justifications intellectuels, scientifiques, moraux, législatifs et judiciaires, parce qu’ils signalent ainsi très crûment « la difficulté de notre société à se regarder en face, à se refonder sur des liens qui ne soient pas ceux de la dette ». Achille Mbembe est allé plus loin : la France trop hexagonale, trop « de souche », trop franchouillarde du début du XXIe siècle, ne veut toujours pas voir que « la plantation et la colonie récusent radicalement la possibilité d’appartenance à une humanité commune, cette pierre angulaire de l’idée républicaine » ; ni admettre que, nonobstant, « énoncer le pluriel de la singularité devient l’un des moyens les plus efficaces pour négocier le Babel des races, des cultures et des nations rendu inévitable par la longue histoire de la globalisation ». En clair, il faudrait que la France, pas seulement elle, invente de toute urgence un autre modèle national et donc mémoriel : celui qui ferait vivre en commun dans une nation « véritablement cosmopolite ». Redoutable débat que nous aurons tous à affronter ensemble bien longtemps ! Autant le conduire si possible dans la sérénité, l’écoute et l’esprit de justice.