Alors que l’on reparle d’une nouvelle guerre froide avec la crise du multilatéralisme et le retour du rapport de force – accentué par la pandémie de la Covid-19 – il est nécessaire de revenir vers ce qu’a été la guerre froide succédant à la Seconde Guerre mondiale. D’où l’intérêt majeur de cette étude exceptionnelle par son intérêt et portant sur la France durant ce demi-siècle de confrontation. De plus, son auteur, outre ses très grandes qualités d’historien, a bénéficié de deux atouts majeurs : l’accès aux sources via les archives du Quai d’Orsay et le fait que son père, Jean-Marie Soutou (1912-2003) a été un des acteurs de la diplomatie française comme ambassadeur puis comme secrétaire général du Quai, d’où une connaissance intime du sujet, produisant un ouvrage magistral et indispensable pour comprendre le rôle de la France au cours d’un conflit qui faillit dégénérer à plusieurs reprises.
Il serait ici vain et inutile de vouloir résumer les presque 600 pages de ce livre abondamment documenté. On peut cependant en retenir quelques idées fortes et qui paradoxalement sont toujours d’actualité aujourd’hui, même si les approches ont heureusement évolué depuis 1945.
La question allemande
Depuis la défaite de Sedan en 1870, la question de la relation entre la France et l’Allemagne domine de fait avec une compétition entre les deux puissances continentales, dramatique à deux occasions, entraînant l’Europe dans la guerre. Et entre les conflits, la recherche par Paris de restreindre autant que possible la puissance allemande, y compris après 1945, alors même que le Reich nazi s’est effondré dans l’apocalypse.
Alors que l’Allemagne après 1945 est à genoux économiquement, politiquement et psychologiquement avec un territoire divisé en zone d’occupation et une souveraineté limitée, l’inquiétude de Paris fut la crainte d’un réarmement allemand et donc l’obsession de contrôler l’ennemi vaincu, la RFA retrouvant peu à peu les instruments d’un État, notamment sur le plan militaire avec l’appui de Washington. La France s’est toujours efforcée d’insérer Bonn dans un jeu d’alliance pour limiter son influence, et ce même durant la période de l’Ostpolitik.
La crainte de Paris a toujours été une Allemagne puissance autonome, dominant le continent européen et s’engageant sur la voie d’un certain neutralisme avec l’appui discret mais réel de l’URSS.
La réunification à marche forcée à partir de 1989 a d’ailleurs suscité des inquiétudes et François Mitterrand, réticent initialement, a obtenu en contrepartie l’accélération de la construction européenne consolidée avec le Traité de Maastricht en 1992.
Le paradoxe est que, trois décennies après la chute du mur de Berlin, la relation franco-allemande est à la fois essentielle et complexe avec des ambitions divergentes et qui continue à interroger sur l’idée même de construction européenne.
La question russe
L’Alliance à revers est un grand classique de la diplomatie française et la IIIe République n’y manqua pas avant 1914. Il en fut de même avec l’URSS avant 1939 et les tentatives d’enserrer le IIIe Reich. Mais Staline avait d’autres intérêts que vînt sceller le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, au grand dam de Paris et de Londres. À partir du 22 juin 1941 et le déclenchement de l’opération Barbarossa, tout bascule et la France libre du général de Gaulle va chercher l’appui soviétique, symbolisé par la célèbre escadrille Normandie-Niemen, mais aussi par le fait que le PCF va devenir un acteur incontournable pour de très longues décennies. Cette dimension de politique intérieure va d’ailleurs peser jusqu’au premier septennat de François Mitterrand, sans pour autant que l’URSS ait systématiquement instrumentalisé le PCF et son syndicat satellite, la CGT.
Les relations franco-soviétiques vont être, elles aussi, complexes entre méfiance, mais aussi avec une volonté de dialogue et d’ouverture, en particulier, pour le général de Gaulle. Celui-ci s’intéressait davantage à la Russie qu’à l’URSS, avatar politique qui devait évoluer. Cette perspective au final se réalisa, près de deux décennies après la disparition de l’ancien chef de la France libre. Pourtant, Paris, globalement, a toujours manifesté son attachement au camp occidental et à ses valeurs démocratiques. Il faut ici souligner la qualité durant la période étudiée du corps diplomatique avec de vrais experts connaissant leurs dossiers et ayant une forte légitimité. Leurs analyses – parfois erronées – s’appuyaient sur de vrais parcours professionnels. De plus, avec l’instabilité politique de la IVe République, la diplomatie française fonctionnait avec une certaine autonomie et peu d’interférences du politique trop pris par les questions intérieures. La Ve République, avec la présidentialisation du pouvoir exécutif, a largement modifié la pratique en donnant au Président le rôle central et ce n’est pas un hasard si aujourd’hui on parle d’une doctrine gaulo-mitterrandiste, prônant une indépendance nationale s’appuyant sur la dissuasion nucléaire à partir de 1964 et donnant au chef de l’État une liberté de décision qu’il faut préserver pour l’avenir.
Là encore, après trois décennies, la relation avec la Russie de Poutine reste difficile, malgré les ouvertures faites par Paris, surtout depuis l’annexion de la Crimée en 2014. Le rapport de force demeure.
La question américaine
L’hostilité de Roosevelt contre le général de Gaulle a pesé sur les relations franco-américaines quasiment jusqu’aux lendemains du 6 juin 1944. Il fallut toute l’intelligence politique du Général pour imposer son autorité, bénéficiant depuis le 17 juin 1940 de l’appui de Winston Churchill, malgré des hauts et des bas souvent liés au caractère abrupt des deux hommes.
Peu à peu, Paris a retrouvé les instruments de sa puissance en affirmant son appartenance au camp occidental et en contribuant au « containment » de l’URSS notamment avec le conflit indochinois qui s’acheva en 1954 avec le retrait humiliant de l’ancienne puissance coloniale et le partage du Vietnam.
Contrairement à ses partenaires européens et principalement le Royaume-Uni puis la RFA à partir de 1949, la France – bien que membre fondateur de l’Otan – a été rarement atlantiste, récusant un alignement inconditionnel sur les positions de Washington. À cela, il ne faut pas oublier l’impact de la crise de Suez en 1956 qui démontrât l’impuissance stratégique de Paris et de Londres. Suez a été un catalyseur majeur qui a accéléré le programme nucléaire militaire dont le général de Gaulle sût en garantir la cohérence et le développement. Le retrait, en 1966, de la structure intégrée de l’Alliance résulte tant de la volonté du président de la République que d’une certaine condescendance de la part de Washington vis-à-vis de Paris.
La personnalisation des relations entre les chefs d’État a également beaucoup joué, avec le paradoxe d’une discussion constructive entre François Mitterrand et Ronald Reagan, républicain et très hostile à l’URSS. Mais ce dernier sut être pragmatique avec Gorbatchev ouvrant la voie à la fin de la guerre froide, mais aussi à l’effondrement de l’URSS.
On peut cependant constater que la France a plutôt été en réaction, traduisant de fait le recul de son poids, malgré sa quête effrénée d’une grandeur perdue.
Quel destin pour la France ? Avec cet ouvrage magistral, c’est bien la question du destin de notre pays dans le concert des nations qui a été au cœur du demi-siècle de la guerre froide.
La France a dû surmonter de nombreux handicaps déclenchés par le désastre de mai-juin 1940, malgré la renaissance engagée par l’Appel du 18 juin. La reconstruction puis les conflits de décolonisation ont fait que les gouvernements successifs de la IVe République ont davantage subi les événements, qu’initié les grandes évolutions géopolitiques. Certains hommes politiques ont cependant su imposer leur marque comme Georges Bidault, Robert Schuman et Pierre Mendès France pour la IVe République. Pour la Ve, de par la volonté de son fondateur, le chef de l’État est devenu le principal acteur dans la définition de l’ambition française et à cet égard, le Gaulo-Mitterrandisme en a été l’expression la plus forte et reste d’actualité en 2020, quand le multilatéralisme est remis en cause ouvertement par les puissances comme la Russie, la Chine, mais aussi les États-Unis et Donald Trump.
S’intéresser à la politique étrangère de la France aujourd’hui ne peut pas se faire, sans en comprendre les ressorts historiques qui ont construit et façonné notre pays. D’où l’importance de cette source indispensable et magistrale, écrite avec rigueur mais aussi passion pour analyser cette période essentielle pour le système international. Même si la guerre froide appartient désormais au champ historique, ses conséquences restent visibles aujourd’hui avec le retour du rapport de force comme mode de régulation. Revoir le récent XXe siècle ne se résume pas à faire de l’histoire, mais doit servir à mieux se préparer pour affronter les défis du XXIe siècle.