Il n’était assurément pas facile de republier ce Voyage en Afrique de Winston Churchill (première édition en 2010) en ces temps de repentance universelle, de « racialisme » et de montées de critiques anticolonialistes. Ce livre écrit il y a plus d’un siècle (1908), jamais traduit en français choquera maints lecteurs. On y découvre en effet le jeune Churchill en pousse-pousse, demandant aux Ougandais de le faire en silence pour ne pas déranger sa conversation avec le gouverneur britannique d’Ouganda. On y voit des gentlemen anglais en train d’abattre, sans état d’âme, des dizaines d’antilopes, des lions, des rhinocéros, des phacochères, des crocodiles et même des éléphants, espèce aujourd’hui si protégée.
Winston Churchill, qui, Premier ministre, avait dit qu’avec lui l’Empire britannique ne serait jamais démembré se livre dans ces pages à une illustration sans réticence des vertus de la colonisation et se répand sur l’honnêteté de l’administration coloniale. Tout cela doit être entendu, mais il convient de replacer cet écrit dans l’esprit de son temps, comme un document pris sur le vif, exercice dans lequel excella le vieux lion.
Il convient également de voir plus loin, car Mon Voyage en Afrique nous révèle un aspect peu connu de la riche personnalité de son auteur. On sait qu’il se glorifiait de ne pas pratiquer de sport, « No sport » tel était sa devise. Il fumait sans limite le cigare et buvait de nombreux verres de whisky. Quel était donc son rapport au sport, à l’exercice ? Pour lui un sportsman n’est pas un sportif, c’est un chasseur ou un homme qui fait preuve de fair-play. Ainsi apparaît la quatrième faculté de Churchill qui s’ajoute aux trois autres, prophétie, génie et courage.
En décembre 1905, Arthur Balfour avait donné sa démission en tant que Premier ministre et un gouvernement libéral avait été formé. Winston Churchill, âgé de trente et un ans, obtenait son premier poste ministériel en tant que sous-secrétaire d’État parlementaire aux Colonies, le poste de secrétaire d’État aux Colonies étant occupé par Lord Elgin, dont les intérêts en Écosse et le siège à la Chambre des lords donnaient au nouveau sous-secrétaire toute latitude pour exercer ses talents et ses ambitions.
En 1907, il avait décidé de faire une tournée de l’Afrique de l’Est pendant les vacances parlementaires d’automne, décision que Lord Elgin s’était empressé d’applaudir. Un dessin humoristique dans le numéro du 31 juillet du magazine Punch montre le secrétaire aux Colonies souhaitant un bon voyage à son subordonné. Sous le titre de « Partir, c’est mourir un peu », on peut lire en légende : « Hé bien, mon garçon, vous voyez que je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à partir, même si vous allez me manquer terriblement. Veillez à bien vous reposer et, quoi que vous fassiez, ne vous pressez pas de rentrer ! » Il se rend en Afrique pour la troisième fois, voyage à titre privé, financé pour l’essentiel par les articles que lui a commandés The Strand Magazine. Sa passion juvénile pour les charges de cavalerie (campagne du Soudan et guerre des Boers), qui a caractérisé ses deux premières incursions dans le continent africain, a cédé le pas à un intérêt réfléchi pour la marche et la chasse, avant tout des excitants de sa puissante imagination. Au-delà de cet aspect, son récit fourmille d’indications sur les sociétés, les habitants, les groupes qu’il rencontre, l’état sanitaire des populations. On remarque l’insistance de Churchill sur les ravages de la maladie du sommeil. Au moment où Churchill arrive en Ouganda, elle a fait plus de 200 000 morts.
Son récit ne manque pas aussi de vision : « Mais faisons un pas de plus en direction du développement futur des communications dans le Nord-Est de l’Afrique. Lorsqu’une extension du chemin de fer de l’Ouganda aura atteint l’Albert Nyanza, il ne manquera qu’un chaînon pour relier l’ensemble du système des voies ferroviaires et navigables de l’Afrique de l’Est et de l’Ouganda à l’énorme système ferroviaire et navigable de l’Égypte et du Soudan, pour connecter l’Ouganda au Desert Railway, pour joindre la navigation sur les grands lacs à la navigation sur le Nil Bleu et le Nil Blanc. Il ne manquera qu’un chaînon et il est très petit : c’est la distance de 180 kilomètres qui sépare Nimule de Gondokoro, là où le Nil est interrompu par des cataractes. Sur l’utilité commerciale d’un tel chaînon en soi, je n’ai rien à dire, mais en tant que moyen de marier deux systèmes gigantesques de transport à vapeur, il aura un jour une importance suprême ; et à partir de là, sur tout le quart nord-est du continent africain sous l’influence ou l’autorité de la Couronne britannique, couvrant une distance totale sur rail et sur eau de quelque 32 000 kilomètres, prévaudra un système ininterrompu de transport à vapeur. Peut-être qu’au moment où la jonction entre le système ougandais et le système soudanais sera effectuée, le chemin de fer du Cap au Caire aura atteint la pointe méridionale du lac Tanganyika. Il ne restera alors qu’un hiatus, relativement bref, pour bloquer une ligne transcontinentale complète, pas entièrement ferrée certes, mais à vapeur au moins, et permettant de voyager vite et confortablement. » On méditera enfin sur la conclusion politique du Voyage en Afrique : « Pour ma part, je me réjouis du fait que les conditions physiques de ce pays sont telles qu’elles empêchent au cœur du joyeux Ouganda le développement d’une communauté blanche mesquine, aux idées égoïstes et dures qui caractérisent le contact jaloux des races et l’exploitation du plus faible. »
Un témoignage personnel, sur ce titan du XXe siècle, un récit vivant et passionné, d’un monde englouti, qui permet de mesurer le temps accompli depuis ces années de gloire du plus large empire colonial du monde, englouti, mais dont le souvenir et les ressacs n’ont pas fini d’interpeller.