Alors que la Russie a célébré avec solennité la mémoire de la Grande Guerre patriotique, au cours de laquelle elle a payé le plus lourd tribut, avec ses 27 millions de morts, dans la défaite du nazisme, peu d’attention a été portée, jusque-là, dans la mémoire et l’activité éditoriale au souvenir de la Grande Guerre. Or, on sait que celle-ci fut la matrice de la Révolution, celle « bourgeoise » de février, ou prolétarienne d’octobre.
En 2017, Alexandre Sumpf (Tempus Tallandier) s’était déjà penché sur l’histoire inédite du front le plus meurtrier, mais oublié de la Grande Guerre. Si l’on connaît tout ou presque du conflit qui s’est déroulé en France, sait-on qu’en Russie, au même moment, 15 millions de soldats du tsar affrontent seuls trois empires ? Que la population souffre des disparitions, des déportations et des occupations au point de s’opposer, par son engagement patriotique et économique, au pouvoir qui la méprise.
C’est un tout autre chapitre de la guerre qu’examine à fond Rémi Adam, celui bien oublié du corps expéditionnaire russe en France. L’idée de faire appel massivement à la Russie pour compenser le déficit d’hommes sur le front occidental est évoquée dès l’été 1914 par la Grande-Bretagne qui suggère en 1915 l’envoi de trois ou quatre corps d’armée, russes rien de moins, pour les jeter dans la mêlée sanglante. Plus de 1 000 volontaires s’étaient déjà engagés en août 1914 à défaut de pouvoir être incorporés en Russie et combattaient déjà sous les couleurs françaises. Puis est née l’idée, au cours de l’été 1915, d’élaborer un plan visant à utiliser sur le front occidental, une fraction des effectifs que la Russie était dans l’incapacité de former et d’équiper, ce que Joffre qualifie dans ses « Mémoires » de « merveilleuse idée ». Un mémoire intitulé Comment créer un réservoir d’infanterie russe en France évoquait sans crainte d’amener en Occident environ 4 000 Russes par jour, soit environ 120 000 par mois, soit en dix mois 1 200 000, ce qui n’affaiblirait pas sensiblement la résistance militaire de la Russie, car elle ne pourra jamais utiliser chez elle toutes les réserves d’hommes. Par la suite ces plans bien ambitieux furent considérablement réduits et l’on en vint à un véritable marchandage : envoi de contingents russes contre envoi d’armes et de munitions.
En mai 1916, la Russie se montra encore disposée à envoyer plus de 80 000 hommes, soit six brigades dont trois seraient mises à la disposition de l’armée d’Orient de Franchet d’Espèrey. Après un long périple, les premiers contingents arrivèrent à Marseille en avril 1916, mais dès août on assista aux premières mutineries et aux premières exécutions. Puis un autre débarquement eut lieu à Brest en septembre. Mais déjà au cours de l’été 1916, le général Broussilov, estimant le déficit de ses propres forces à 2 millions stoppa tout autre envoi de forces russes. On peut dire qu’il a agi avec sagesse.
Pour les Russes, cet été fut un répit relatif qu’ils mettent à profit pour approvisionner et équiper les troupes grâce aux progrès fulgurants de l’industrie. Ils lancent au moins deux offensives décisives pour le sort de la guerre : celle du général Broussilov en juin vers la Bessarabie, qui met 2 millions de combattants adverses hors de combat, et celle du général Youdénitch qui défait les Turcs sur le front du Caucase et arrive jusqu’à l’Euphrate. Grâce à ce redressement de l’armée russe, les alliés envisagent la suite du conflit avec plus d’optimisme. Winston Churchill, ministre des Munitions à l’époque, relève que « peu d’épisodes de la Grande Guerre sont plus surprenants que la restauration, le ravitaillement et l’effort gigantesque de la Russie en 1916 ».
Aussi peut-on dire que le soldat russe, en très grande majorité d’origine paysanne, très attaché à sa terre natale, fut plus utile chez lui qu’à l’extérieur. Mais tout bascula en 1917. Au lendemain de l’abdication de Nicolas II, le 2 mars 1917, une partie des 20 000 soldats formèrent des comités (des soviets), refusèrent de combattre, demandèrent leur rapatriement dans la « Russie libre », puis se mutinèrent. Les deux brigades, arrivées en France en 1916, accueillirent la nouvelle de la révolution de février dans le plus grand enthousiasme, écrit Rémi Adam, prenant un peu vite une partie d’entre eux pour le tout. Car ce ne fut pas aussi simple que cela. De même la détestation du tsar n’a pas été aussi unanime parmi les hommes maltraités par leurs officiers, qu’il le dit. Certes, après le désastre de l’offensive Nivelle dans laquelle elles sont jetées en avril, la première brigade s’est mutinée et exigea son rapatriement, mais une bonne partie de la troisième entendait rester à combattre l’ennemi. Ce rapatriement, désormais désiré par la France, un moment envisagé sera maintes fois reporté, si ce n’est que quelques blessés ou invalides.
Finalement les deux brigades sont retirées du front, séparées et internées au camp La Courtine, en Creuse qui s’étend sur 16 km de long et 8 de large, mais rien n’y fait : l’agitation persiste. Le gouvernement provisoire de Kerenski après de longs conciliabules décide de les écraser après trois jours de combats, à l’aide des troupes de la 3e brigade qui lui étaient restées fidèles, appuyées sur des mitrailleurs français. Cette mutinerie, la plus longue, trois mois, qui eut lieu sur le territoire français, se solda selon les diverses évaluations à près d’un millier de victimes. Incorporés dans les compagnies de travail, incarcérés dans des cachots ou déportés en Algérie, ces hommes restèrent en France jusqu’à ce que le gouvernement bolchevique obtienne leur retour en 1919 et 1920. C’est leur histoire, ignorée jusqu’à ce jour, qui est retracée ici pour la première fois. Comment une « véritable troupe d’élite, soigneusement sélectionnée, composée principalement de volontaires et de sujets de choix », s’est constituée en force révolutionnaire, en véritable laboratoire de la guerre civile. C’est cet aspect mis en valeur par Trotski, dans son Histoire de la Révolution russe, que décrit Rémi Adam. Un aspect certes de l’histoire de ce corps expéditionnaire, mais qui ne le résume pas à lui tout seul. Les mutins seront contraints de travailler encore deux ans, bien après la fin de la guerre. L’histoire du corps expéditionnaire russe se situe à la croisée de l’histoire des relations franco-russes, des mutineries et de la révolution de 1917. Comment la révolution a-t-elle pu se frayer un chemin jusque dans les tranchées, loin de l’agitation politique de la Russie, apparemment hors de portée de la propagande bolchevique ? Par quels canaux cette « contagion » a-t-elle innervé une large partie du corps expéditionnaire ? Comment est-on passé, d’une « troupe d’élite », dont les hommes et les officiers avaient été sélectionnés avec un soin tout particulier, à la plus importante mutinerie survenue sur le front occidental ?
Ce morceau de micro-histoire, Rémi Adam le replace dans tout son environnement, celui du déroulement de la guerre, de la Révolution, des rapports entre France et Russie, signes annonciateurs de la guerre civile russe. En quelques mois, sur le territoire français c’est une infime partie du malheur russe qui s’est déroulée.