Peter Frankopan est historien et professeur à l’université d’Oxford. Adolescent, il raconte quelle fut sa surprise en découvrant une carte médiévale turque centrée sur une ville depuis longtemps oubliée : Balasaghun. Avec Les Routes de la soie, c’est à un pareil exercice de décentrage qu’il nous invite : retracer 2 500 ans d’histoire perçue depuis le « cœur du monde », zone allant « des rivages orientaux de la Méditerranée et de la mer Noire jusqu’à l’Himalaya ».
Pourquoi mettre la focale sur cette zone ? Car pour Frankopan, ce milieu entre Est et Ouest est le pivot du monde, carrefour des civilisations qui a vu naître les premières cités, les grandes religions et les premiers empires, et qui a connu depuis toutes les influences et rivalités des grandes puissances. « En se tenant là on découvre un univers profondément interconnecté. » Interconnexions matérialisées par les routes de la soie, « système nerveux central du monde ».
Ainsi, la vaste et passionnante somme qu’il nous livre poursuit un double objectif. Raconter le passé depuis ce « cœur du monde », au long des routes de la soie. Mais aussi questionner une vision européo-centrée de l’histoire qui, partant de la Grèce antique, aboutit au triomphe de l’Occident. De ce vaste tableau se dégagent plusieurs points.
En français comme en allemand, die Seidenstrassen (terme dû au géographe von Richthofen fin XIXe siècle), les routes de la soie sont plurielles. D’abord, car il s’agit d’un réseau de routes. Ensuite, car celles-ci évoluent, dans le temps et dans l’espace comme dans les marchandises, religions et influences qui les parcourent. Frankopan évoque donc au fil des chapitres les routes « de la soie » (antiques), « de la foi » (l’expansion des grandes religions), « du ciel » (les croisades), « de l’enfer » (les destructions de Gengis Khan), « de la mort » (la peste de 1348), etc. Puis l’histoire connaît un basculement majeur lorsque les grands navigateurs européens ajoutent à ces antiques itinéraires de nouvelles routes maritimes. Au « cœur du monde », les échanges se poursuivent alors que naissent « les routes de l’empire » (britannique). La découverte du pétrole, second basculement, voit les oléoducs, ces « routes de l’or noir » parties du Golfe et de la Caspienne, remplacer les pistes caravanières.
De ce récit, deux grandes périodes se dégagent. La première va de l’Antiquité au XVe siècle. On a la surprise d’y trouver une première « mondialisation » où « des soieries de Chine sont portées à Carthage », où « les bâtiments d’Afghanistan affichent des inscriptions grecques », où une pièce d’or voyage d’Écosse à l’Hindou Kouch. On y découvre une Europe en marge d’un monde où les « Harvard et Yale se situent à Bagdad et Samarcande », où Kaboul est connue pour ses orangers vantés par Babur plutôt que ses attentats-suicides. Et l’on réalise à quel point, pour le lecteur actuel, « le présent a emporté le passé ».
Mais avec les grandes découvertes, l’Europe devient le centre du monde et du système d’échanges international. Espagne et Portugal, puis France et Angleterre, et enfin États-Unis après 1945, étendent leur contrôle sur une région peu à peu dépossédée de son histoire. Si cette partie est plus connue du lecteur, Frankopan y trace d’intéressantes connexions. Il montre par exemple comment l’or inca, en faisant la fortune de Charles Quint, a aussi permis le développement des empires ottoman, perse… et la construction du Taj Mahal. Il établit des parallèles : East India Company et Anglo-Persian Oil Company (future BP), vecteurs semi-étatiques du colonialisme ; Hitler invoquant le Raj britannique comme modèle de l’empire qu’il veut bâtir à l’Est ; le pétrole du GAP devenu aux États-Unis ce que l’or du Nouveau Monde fut aux Habsbourg. Enfin la guerre froide en Asie centrale qui semble rejouer le « Grand Jeu » anglo-russe.
Au fil de ces routes, Frankopan brosse un récit passionnant qui brasse peuples et civilisations. On y croise des personnages et entités bien connus de notre « histoire occidentale » : Alexandre, Constantin, le royaume franc de Jérusalem, Marco Polo, Lawrence d’Arabie, la CIA, Bush. D’autres un peu moins (notre « second cercle ») : la Perse sassanide, les Omeyyades, Tamerlan, Nasser et Khomeiny. Enfin, certains complètement ignorés du grand public : Sogdiens, Khazars, Varègues, Ouzbeks, Jalaluddin Haqqani.
En conclusion, le livre de Frankopan ressuscite un monde qui paraît interconnecté dès l’Antiquité et dans lequel « des endroits dont les noms sont quasi oubliés ont dominé l’histoire ». Il nous rappelle, non seulement que les civilisations sont mortelles, mais aussi que les vainqueurs réécrivent le passé. Car si la Renaissance a prétendu redécouvrir la Grèce et Rome, elle a oublié que toutes deux étaient tournées vers l’Orient.
Avec l’essor de l’Asie, « l’histoire sera réexaminée et réévaluée » nous dit Frankopan. Ce, alors que se tissent Les Nouvelles routes de la soie, titre de son livre suivant.