En rassemblant les souvenirs du lieutenant Luciani, Philippe de Maleissye rend un immense service à tous ceux que passionne la guerre d’Indochine en même temps qu’un hommage à tous ceux qui l’ont faite, légionnaires en particulier. Par le biais d’entretiens dont les questions, savamment orientées, contraignent la mémoire à exprimer tout « son jus », nous partageons – parmi une multitude d’anecdotes, de portraits et de petits détails – deux ans dans une section du 2e REI en poste au col des Nuages et dans la région de Tourane (actuel Da Nang) entre 1949 et 1951 ; deux ans à Sidi Bel Abbès, comme instructeur, entre 1951 et 1953 ; le retour en Indochine entre 1953 et 1954 – un an au 1er BEP comme officier adjoint puis commandant de compagnie à Diên Biên Phu.
C’est un témoignage de première main qui nous est donné de la vision qu’avait un officier subalterne de terrain de la situation militaire d’alors. Car tous les aspects de ces combats lointains sont traités grâce à la connaissance fouillée qu’a « l’interviewer » du conflit indochinois et de la bataille de Diên Biên Phu en particulier. S’y ajoute une intimité, une complicité palpable entre les deux protagonistes de cet ouvrage qui en rend la lecture très agréable.
Jean Luciani est né en 1926. Il se définit comme « Français de corps, d’esprit et de cœur mais, par [ses] origines, Corse de sang ». Issu d’une famille de militaires, c’est tout naturellement qu’il embrasse la carrière des Armes. Il a quatorze ans en 1940, et quand les Allemands rentrent dans Lyon, il est avec son père qui fait évader un prisonnier corse de façon fort originale. Avec l’accord parental, il rejoint le maquis à dix-sept ans, et de là, un régiment FFI d’où il se portera candidat pour le concours de Saint-Cyr qu’il réussit en 1945.
Après une année à Coëtquidan, il choisit l’infanterie, mais la Légion lui est refusée, car jugé trop jeune. C’est donc au 4e Tirailleurs algériens qu’il se retrouvera, en « transit » vers la Légion qu’il rejoint en 1948.
À Sidi Bel Abbès, le colonel Gauthier, sagement, lui refuse le BEP (Bataillon étranger de parachutistes) ; il est affecté au 2e REI et embarque pour l’Indochine le 31 décembre 1948, ce qui lui vaut de réveillonner à bord avec sa section, moment privilégié pour tisser des liens avec ses légionnaires. À son arrivée, il est chef de poste puis en unité d’intervention dans la région de Tourane. C’est la vie d’un lieutenant de Légion qui se déroule devant nous avec le petit Da Yan, la visite du colonel, la veste de pyjama, le tango du capitaine Torri, le sabre de bois, les PIM, la visite du BMC, etc.
En 1951, c’est la fin du séjour et le retour à Sidi Bel Abbès d’où il est affecté à Saïda pour la formation des gradés dont il retrouvera la plupart en Indochine. En attendant son volontariat pour la Corée est refusé, mais il obtient sa mutation au 1er BEP, alors au Laos, qu’il rejoint en mars 1953. Il est nommé officier adjoint (OA) du chef du Bataillon, le commandant Guiraud. Au BEP, il retrouve Cabiro avec lequel il se lie d’une profonde amitié. En novembre, c’est l’opération Castor qui s’empare de la cuvette de Diên Biên Phu et c’est l’occasion pour Luciani d’un saut très mouvementé…
C’est alors l’installation du camp retranché avec les différents points d’appui (PA) aux prénoms féminins qui l’entourent. Pour le BEP, c’est Anne-Marie. Là encore c’est, à travers ce ballet de questions-réponses, une multitude d’anecdotes qui changent, par leur vivacité, des récits habituels sur la vie dans la « cuvette » en lui donnant une couleur pittoresque, émouvante et drôle qui révèle le côté humain de tous ces héros anonymes : leurs peurs, leurs espoirs, leur courage et un extraordinaire sens de la camaraderie et de la solidarité.
Une belle galerie de portraits apparaît au fil des pages : Gaucher, le chef qu’il nous fallait, Langlais et le 14 juillet prochain, de Seguin-Pazzis et la main de ma sœur, Tourret auquel la gloire de Bigeard doit beaucoup, de Castries, le cavalier, et, bien sûr, les belles figures des combattants du BEP, Cabiro, Rondy, Guiraud, Vieulès, Brandon, Wagenfurh, Schmidt et bien d’autres. Et malgré les questions orientées de Maleissye, jamais Luciani ne tombe dans le piège de la critique de ses chefs. Il évacue ou il excuse, révélant ainsi la noblesse de son caractère, et c’est au fond l’image que son interviewer souhaite donner…
C’est Pollux, qui met fin au recrutement du BMC et, en janvier, la mission vers Isabelle et la blessure : l’Evasan à Hanoi avec le prisonnier viet. Quinze jours après, c’est le retour et, début mars, la prise de commandement de la 1recompagnie, la chute de Béatrice le 13 mars, et la mort de Gaucher, la lamentable contre-attaque sur Gabrielle, le renfort sur Éliane 2 et l’assaut repoussé dont Luciani souligne, avec modestie, qu’il n’en est pas le seul acteur et que les Tirailleurs marocains ont eu leur part de ce succès. Un deuxième assaut, le lendemain, 31 mars, est repoussé, mais Luciani est gravement blessé à l’œil. Aveugle, il est conduit à l’infirmerie du 8e BPC où le médecin-capitaine de Carfort le prend en compte et lui rend la vue après trois semaines de soins. Il rejoint le BEP fin avril. En raison de son absence la 1re Compagnie a été confiée au lieutenant de Stabenrath, le « Stab », dont il fait un très beau portrait. Et c’est en tant qu’OA du BEP qu’il le rejoint sur Huguette 5 où, le 30 avril, ils fêtent Camerone au Vinogel avec leur radio, le merveilleux caporal Grana qui partage leur abri de fortune. Le 2 mai, c’est l’assaut viet : un obus éclate à côté d’eux, Luciani est blessé ainsi que, plus grièvement, Stabenrath qui décédera le 13 mai au milieu des grands blessés restés sur place. Les Viets grouillent partout sur le PA qu’ils ont conquis : Luciani, épuisé, est fait prisonnier. Il se rappelle alors la prédiction d’un officier tzigane, chiromancien, faite à Bel Abbès quelques années plus tôt : « Tu vas être blessé, fait prisonnier, mais tu t’en sortiras… »
Alors commence la longue marche vers les camps de prisonnier. Blessé au poumon, il doit la vie au lieutenant Jauze qui, à ses côtés, l’aide à marcher. Toutefois, la blessure empirant, le chef du convoi constatant qu’il ne peut plus avancer ordonne l’abandon ou le brancardage. Jauze recrute des volontaires qui se relaient pour porter Luciani. Lorsqu’il pourra à nouveau marcher, mais très difficilement, il va être dirigé, à pied toujours, vers un « camp hôpital » où, couchés sur des bat-flanc, les prisonniers attendent la mort. La présence de 3 médecins prisonniers eut un effet considérable sur le moral car, bien que sans médicaments, ils donnaient des conseils utiles, obligeaient au respect de l’hygiène et ajoutaient des herbes vitaminées au menu immuable : la boule de riz. Quelques anecdotes sur ce séjour : l’obsession du fumeur, la folie d’un autre camarade, le caporal déserteur, rallié au Viet, porteur de bonnes nouvelles qui vont valoir à Luciani le départ vers le camp n° 1. Il n’y avait là que des officiers et leur moral était bon, surtout avec l’annonce d’une proche libération (nous sommes fin août 1954) et l’accueil qui lui est fait par les prisonniers, heureux de le voir en vie, est excellent.
Et puis c’est la libération avec une mise en scène viet d’une totale hypocrisie qui veut camoufler les mauvais traitements et l’effroyable taux de mortalité des camps. Les dernières pages sont une analyse de la situation de Diên Biên Phu, des erreurs commises et de l’intelligence des Viets qui, eux, avaient su tirer des leçons de leurs échecs. Le livre se termine par cette dernière question : « Si tout ce que vous avez vécu était à refaire, le referiez-vous ? Oui, je demanderais à être cet officier parachuté à Castor. »
Belle conclusion à ces entretiens qui font revivre avec force et émotion la vie de ces combattants d’Indochine qui, loin de tous, héros obscurs, ont servi la France avec le sourire jusqu’au sacrifice de leur vie. Merci à Philippe de Maleissye d’avoir provoqué de façon avisée le témoignage de ce grand Ancien qui, à quatre-vingt-quatorze ans, est un des derniers survivants de cette guerre oubliée et nous laisse un testament d’Honneur et de Fidélité.