Il est souvent convenu de parler de « divergence », de « révisionnisme » ou encore de « contestation de l’ordre mondial » lorsqu’il s’agit de qualifier les comportements des puissances (Chine, Russie, Turquie, etc.) qui remettent en cause les fondements du système international hérité de l’après 1945. C’est le prisme, aujourd’hui dominant dans les analyses, de la géopolitique.
Avec Le Crépuscule de l’Universel, Chantal Delsol va au-delà de cette grille de lecture pour s’intéresser à la confrontation des « paradigmes anthropologiques », qui constitue selon elle le principe actif des lignes de fracture que nous observons aujourd’hui entre l’Occident et ses compétiteurs. Et cette confrontation, qui consiste avant tout en une récusation « puissante et multiple » du modèle universaliste occidental, est nouvelle par son ampleur : « nous trouvons en face de nous, pour la première fois, des cultures extérieures qui s’opposent ouvertement à notre modèle, le récusent par des arguments et légitiment un autre type de société que le nôtre ». Ce sont les ressorts de cette contestation, qui donne lieu à ce que l’auteur nomme une « guerre des dieux », que Chantal Delsol examine dans cet essai de haute volée.
Quels sont les termes en opposition ? D’un côté, un modèle post-moderne qui, en poussant à sa dernière extrémité l’individualisme issu des Lumières, a érigé l’humanitarisme en religion, avec ses prêtres et ses dogmes. Un modèle qui trouve son incarnation dans l’Union européenne actuelle, et singulièrement dans la vision portée par le couple franco-allemand. Un modèle qui, loin d’être relativiste comme certains pourraient le penser, est au contraire devenu selon l’auteur intolérant et méprisant pour ceux qui n’épousent pas le post-modernisme. De l’autre, des modèles dits « holistes » qui font primer le collectif sur l’individu, et qui considèrent que l’excès de liberté individuelle est mauvais pour la prospérité commune. Ces modèles, non monolithiques, s’incarnent de manières différentes en Russie (matrice orthodoxe et slavophile), en Chine (matrice confucianiste), dans les pays musulmans, à Singapour ou encore dans les pays d’Europe de l’Est. Mais le mode commun de ces « holismes » est aujourd’hui leur contestation ouverte de ce qu’ils considèrent comme les « fruits vénéneux » du post-modernisme occidental.
C’est cette opposition culturelle que le professeur émérite des universités en philosophie analyse au fil des chapitres, en distinguant deux grands mouvements. Un premier mouvement d’affirmation de l’holisme qui, s’il n’est pas nouveau sur le plan historique (sa dernière manifestation en Europe étant le nazisme, dont les conséquences ont profondément marqué la conscience morale européenne, légitimant ainsi l’approche individualiste et humanitariste qui marque depuis notre continent), effectue au XXIe siècle un « retour » décomplexé. Cet holisme se caractérise, entre autres, par une approche politique à travers le prisme de la paternité, par le refus de l’assistanat et par la restriction de certaines libertés, partant du principe que si le gouvernement s’exerce pour le peuple, il ne doit pas nécessairement l’être par le peuple. Ce mouvement est celui du retour d’une forme de despotisme éclairé, totalement assumé. Un second mouvement de dégénérescence du modèle occidental de « l’homme des droits » hérité des Lumières, qui s’est doté avec l’humanitarisme d’une nouvelle religion morale, et qui peine à comprendre que sa vision des droits de l’homme n’a plus rien d’universel (d’où le titre de l’essai). Un modèle « nu et grelottant » qui a perdu le sens du tragique (pour lui substituer le dramatique) et a remplacé les dernières vérités (universelles) chrétiennes de son héritage par des mythes (locaux). Un modèle « doux » incapable, selon Chantal Delsol, de comprendre la brutalisation à l’œuvre dans les rapports internationaux qui s’illustre par le raidissement du comportement des acteurs dans les points chauds de la planète. Pour le lecteur de la Revue Défense Nationale, le chapitre « L’assaut contre la douceur et l’apologie de la force » revêt ainsi un intérêt particulier pour mieux penser le rapport culturel à l’emploi de la force entre un Occident matérialiste, féminisé, où la victime est désormais érigée en héros, et des compétiteurs sûrs d’eux-mêmes, non repentants, virils et ayant la culture du chef charismatique.
In fine, ce parcours de haut vol s’achève sur le constat de l’affirmation de « modernités plurielles », c’est-à-dire non pas un affrontement entre Modernité et Tradition dont un seul devrait sortir vainqueur, mais l’apparition de modèles alternatifs qui sonnent le glas de l’universalisme culturel occidental. Tout l’enjeu consiste à ce que ces modernités ne basculent pas au XXIe siècle dans une nouvelle guerre idéologique. Car, comme nous avertit Chantal Delsol : « il ne s’agit pas d’un débat, ou d’un combat, ordinaire. Des visions du monde sont en jeu ».