De la militarisation de la Rhénanie – le 7 mars 1936 – à la signature de l’accord entre la Grande-Bretagne et la Turquie, en mai 1939, l’enfant terrible de la classe politique britannique écrivit un article tous les quinze jours. On est frappé, une fois de plus par sa lucidité, son courage et sa force d’expression. Il s’insurge contre le défaitisme et le manque de courage des dirigeants britanniques face à la montée des périls, qu’il décrit avec une rare acuité. Le « vieux lion » rugit, tance ses pairs, dont il n’a pas de peine à dénoncer la pusillanimité.
Une lecture rafraîchissante à l’heure où la Turquie d’Erdogan se déchaîne sur tous les fronts, alors que la Russie, dont on avait dénoncé l’agressivité, est en passe de devenir une puissance conservatrice. Au moment où un des admirateurs et biographes, Boris Johnson remet en cause les accords internationaux qu’il a lui-même signés, il convient de souligner que son héros, lui, ne manque pas d’insister sur le caractère d’inviolabilité des traités internationaux. Bien entendu on ne saurait tirer aucune comparaison, encore qu’Emmanuel Macron ait déclaré que la période actuelle ressemble aux années 1930. Leçon de style (qui est l’homme), leçon de courage, leçon de lucidité tels sont les enseignements que nous devons tirer de ce Journal politique.
La mainmise de l’Italie sur l’Éthiopie apparaissait comme la dernière manifestation de l’expansion coloniale européenne. Addis-Abeba tombe le 5 mai 1936. Chamberlain qui espérait toujours détacher Mussolini d’Hitler, lui offrit une grande satisfaction de prestige en reconnaissant, le 16 avril 1938, la conquête de l’Éthiopie. Les sanctions, cela deviendra une règle générale, n’eurent d’autre résultat que de rassembler plus fortement les Italiens derrière le Duce et d’entraîner celui-ci dans une orientation bientôt irréversible qui allait en faire le principal allié d’Hitler. En mettant en avant les principes moraux et juridiques, les démocraties occidentales tournaient le dos à la politique d’équilibre et à la realpolitik, marque de fabrique de Londres depuis des siècles. Dès lors, la politique de sécurité collective qui, même aux plus beaux jours de Genève, n’avait jamais représenté qu’un but à atteindre en vue d’un idéal de justice, était jetée par-dessus bord. Churchill sent bien que c’en est fini de l’« esprit de Genève » et du principe de la sécurité collective.
En Espagne, où éclata la guerre civile, elles optèrent pour la non-intervention, prélude à une série croissante de renoncements. On connaît le choix de Churchill en cette affaire, s’il considérait qu’une Espagne fasciste représentait un grave péril, la perspective d’une Espagne communiste était encore pire. La guerre d’Espagne renforça la solidarité des dictatures. L’axe Rome-Berlin du 1er novembre 1936 est complété par le « pacte anti-Kominterm » conclu avec le Japon le 25 novembre, auquel l’Italie viendra se joindre un an plus tard en pleine guerre d’Espagne. Alors que l’orage gronde en Europe, le Japon se lance dans une offensive contre la Chine. Les États-Unis, où le Congrès et la presse sont dominés par les forces isolationnistes, s’en tiennent à l’expectative, Churchill le déplore. Il comprend bien les motivations américaines, mais il les juge inadaptées pour faire face aux totalitarismes européens. C’est que l’Amérique tenait avant tout à sauvegarder sa singularité et mettre en avant la mission particulière qui était la sienne ; elle insistait sur la supériorité morale de sa politique étrangère démocratique et ouverte, sans mettre l’accent sur ses intérêts économiques qui devaient s’avérer par la suite prépondérants. Surtout, les responsables de la politique extérieure américaine s’érigeaient contre la politique d’équilibre des forces telle qu’elle avait été conduite en Europe depuis quatre siècles.
Autre aspect sur lequel Churchill, en orfèvre, met l’accent, le retard des démocraties en matière d’armement. Lors de l’accession d’Hitler à la chancellerie, l’Angleterre et la France dépensaient ensemble deux fois plus que l’Allemagne en matière de défense ; en 1937, la situation s’inversa, l’Allemagne dépensait deux fois plus qu’elles. Il insiste : la Grande-Bretagne doit conserver sa suprématie navale et s’inquiète de la capacité étonnante qu’a acquise l’Allemagne de construire des pièces détachées de sous-marin et de les assembler à la chaîne. Quelles furent pendant ce temps les arrière-pensées de Lord Halifax, une des personnalités politiques les plus marquantes de Grande-Bretagne, successivement Secrétaire d’État à la guerre en 1935 et Secrétaire d’État des Affaires étrangères de 1938 à décembre 1940 qui saluait l’Allemagne comme un rempart contre le bolchevisme. Il fit le déplacement à Berchtesgaden, le 19 novembre 1937 qui rendit manifeste, aux yeux de tous, la volonté britannique d’apaisement. Londres ne saurait s’opposer à la volonté allemande de révision des traités, que ce soit en Autriche, en Tchécoslovaquie, ou à Dantzig, dans la mesure où le processus s’accomplirait pacifiquement et qu’on « évitât des méthodes susceptibles de provoquer des remous d’une portée considérable ».
Les 29 et 30 novembre 1937, les dirigeants anglais et français se rencontrèrent à Londres pour tenter de définir une ligne commune. Le sort de la Tchécoslovaquie, un des très rares exemples de démocratie industrielle dans cette partie de l’Europe, fut scellé à Londres un an avant Munich, ce qui soulève la stupeur de Churchill. Ainsi s’opéra, le 12 mars 1938, l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, « le rapt et l’assujettissement » note-t-il sanctionnée par 99,75 % des électeurs lors du plébiscite du 14 avril. Les faibles protestations des démocraties sonnaient à la face du monde le glas de la SDN. C’en était fini de la sécurité collective. Hitler, Mussolini et Staline en tirèrent leurs propres conséquences. Au début de 1938, Hitler haussa le ton et fit savoir qu’il désirait annexer les Sudètes, le Sudetenland. La Grande-Bretagne opta encore pour l’apaisement faisant savoir à la France que la garantie de Locarno ne s’appliquait qu’aux frontières de la France et que celle-ci sauterait si cette dernière remplissait ses obligations en Europe centrale. Aussi les arrangements qui furent entérinés à Munich, en septembre 1938, apparurent comme le résultat de la capitulation qui s’était déjà opérée dans l’esprit des démocraties incapables de concilier les principes de sécurité collective, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les réalités géopolitiques. Suite à la violente diatribe d’Hitler, début septembre au congrès du parti nazi à Nuremberg, Chamberlain décida de faire baisser la tension en allant le voir, le 15 septembre, à Berchtesgaden où il consentit au démembrement de la Tchécoslovaquie : tous les districts peuplés de plus de 50 % d’Allemands seraient rendus à l’Allemagne. Puis à Godesberg, le 22, Hitler haussa la mise en déclarant qu’il ne se livrerait pas aux plébiscites et aux rectifications de frontières, qu’il exigeait l’évacuation de la totalité de la région des Sudètes qui débuterait le 26 septembre et devrait être achevée en quarante-huit heures ! Neville Chamberlain, Premier ministre de mai 1937 à mai 1940 fit savoir bien tristement que la Grande-Bretagne n’entrerait pas en guerre pour un pays lointain dont elle ignorait tout, alors que le soleil ne se couchait pas sur l’Empire britannique !
Mussolini tira tout le monde d’affaire en proposant une conférence à Quatre à Munich où le parti nazi avait vu le jour. Le 29 septembre, le résultat ne se fit pas attendre : Chamberlain et Daladier ne firent que confirmer les termes de l’ultimatum d’Hitler, approbation pacifique de ce qu’Hitler était disposé à obtenir par la guerre. Le sort de la Tchécoslovaquie avait été décidé sans elle et l’URSS n’avait pas été conviée aux discussions. Munich est resté jusqu’à nos jours dans la psyché des dirigeants et de l’opinion, comme le symbole du renoncement : le prix à payer. Hitler qui estimait s’être fait flouer, car le « lâche soulagement » de Chamberlain et de Daladier lui ôtait le prétexte d’une guerre, en a retenu la leçon qu’il pouvait avancer sans crainte d’opposition. Toutes les fortifications, 40 % des usines, et un million de Tchèques furent livrés à l’Allemagne nazie sans coup férir. En mars 1939, il occupait le reste de la Tchécoslovaquie. Une véritable défaite totale déclara Churchill aux Communes.
Chamberlain voulait éviter la guerre par le déshonneur, il aura la guerre et le déshonneur. En effet il est indifférent en soi que les Autrichiens ou les Allemands des Sudètes soient rattachés au Reich. Ce qu’il faut voir, c’est qu’une telle annexion sera et ne peut être qu’une préface à une guerre qui deviendra inévitable et au bout de laquelle la France courra le plus grand risque de connaître la défaite, le démembrement et la vassalisation de ce qui subsistera du territoire national comme État en apparence indépendant. Les perspectives s’annonçaient riantes pour le Reich, à en croire le diagnostic formulé par le ministre allemand des Affaires étrangères dans les premiers jours de 1939 : « L’Allemagne est aujourd’hui avec ses 80 millions d’habitants la puissance continentale de loin la plus forte, avec un taux de natalité en hausse. Elle est la nation la mieux armée du monde, elle possède l’aviation la plus puissante, elle est sur le point de se doter d’une importante force navale, elle possède des fortifications inviolables à l’ouest et à l’est. Sa situation en politique extérieure au niveau mondial est plus favorable que jamais dans l’histoire allemande. »
Munich représenta en tout cas le tournant qui poussa Roosevelt à aligner sa politique sur celles des démocraties européennes. Il proposa même à la Grande-Bretagne et à la France d’installer des unités de montage de matériel de guerre au Canada, afin de ne pas violer les lois de neutralité. En, avril 1939, un mois après l’occupation de la Tchécoslovaquie, il déclara, pour la première fois, que l’agression contre les petits États constituait une menace contre la sécurité américaine, se rapprochant d’une coopération militaire de facto avec la Grande-Bretagne. La Tchécoslovaquie avalée en à peine une semaine, le gouvernement allemand poussa les séparatistes slovaques à proclamer l’indépendance. Le 14, le troisième président tchèque Emil Hacha, se voit convoqué à Berlin, puis imposé, le lendemain, sans discussion, une convention qui remet le destin du peuple tchèque dans les mains du Führer ; le 15, Prague est occupé, le protectorat allemand proclamé sur la Bohême-Moravie. Le 22 mars, le territoire de Memel, attribué à la Lituanie, en 1919, est occupé. La Pologne en profite pour s’emparer du territoire de Teschen situé en Silésie qu’elle convoitait depuis 1919.
Londres avait attendu février 1939, quand des rumeurs d’une menace allemande se répandirent sur les Pays-Bas, réelles, fantasmées ou manipulées, pour se décider enfin à donner quelque consistance aux entretiens militaires avec Paris. Les yeux de Chamberlain se dessillèrent. Dans un discours qu’il prononça à Birmingham le 17 mars, il souligna qu’Hitler avait violé ses propres principes en incorporant au Reich un peuple qui n’était pas de race allemande. « Est-ce là la fin d’une vieille aventure, ou est-ce le début d’une nouvelle ? Est-ce là, en fait, un pas accompli dans la direction d’une tentative de domination par la force ? » La réponse à cette question ne faisait plus de doute et une « révolution » se produisit dans la politique anglaise. « La grande Allemagne est le fléau de l’Europe. Il faudra la détruire. Et il le faudra quand il le faudra. » Neville Chamberlain révéla, le 12 mai, aux Communes, la signature d’un traité d’assistance mutuelle avec l’Empire ottoman. Le « coup de Prague », fut la preuve tangible que l’Allemagne exécutait désormais son plan de domination sur le continent européen, franchissant ainsi le « Rubicon de la pureté de la race et de l’unité allemande ».
Cette action de force qui se poursuivra à l’égard de la Pologne et de la Roumanie, en instaurant la domination continentale de l’Allemagne, en menaçant la situation mondiale de la Grande-Bretagne, ne peut laisser celle-ci indifférente, s’écrit Churchill. De fait, le 17 mars, Neville Chamberlain qui, deux jours avant, à découvert qu’Hitler « n’était pas un gentleman », déclara qu’il voulait dominer le monde par la force, que la liberté du peuple anglais se trouvant menacée ; il lui faut résister. En ayant agi comme il a agi, en transgressant le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Hitler avait sapé les bases morales sur lesquelles s’appuyait la politique britannique. Churchill eut le tort d’avoir eu raison trop tôt.
Tout au long de ces trois années décisives, Winston Churchill guettait son heure. Elle arriva en mai 1940, ce qui nous vaudra de volumineuses Mémoires de guerre. Son Journal politique est plus personnel, et plus incisif.