Pour le général André Beaufre (1902-1975), l’un des principaux stratégistes français contemporains (avec les généraux Gallois, Poirier et Ailleret), l’effondrement de l’armée française en 1940 est l’événement majeur du XXe siècle. Membre du Grand quartier général au moment des événements de mai et juin 1940, son analyse est particulièrement précieuse. Il l’a exposée brillamment dans un livre récemment réédité où alternent souvenirs de sa vie militaire (depuis Saint-Cyr en 1921 et la guerre du Rif pendant laquelle il fut blessé grièvement) et réflexions géostratégiques et militaires, le tout servi par une plume magnifique et un humour souvent acéré.
Le 4 août 1939, une mission militaire française dirigée par le général Doumenc quitte la France pour Londres, puis Leningrad, pour tenter de négocier une alliance franco-britannique avec la Russie soviétique. Comme l’écrit Beaufre, alors capitaine et membre de cette délégation, « la tâche qui nous incombait était capitale. Notre échec devait être total, entraînant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ». Le déroulement détaillé de ces négociations fait l’objet d’un chapitre particulièrement intéressant, où se glissent çà et là quelques réflexions pertinentes sur une URSS alors assez peu connue (« L’URSS représentait bien une traduction moderne de la tradition russe, État oriental que Lénine avait lancé dans la voie de l’occidentalisation comme Pierre le Grand l’avait fait deux siècles plus tôt »).
La courte campagne de Norvège d’avril 1940 est pour lui une sorte de galop d’essai, de test préliminaire où les deux adversaires ont pu confronter leurs méthodes. Son constat est sans appel : « Notre infériorité paraît écrasante. Nous manquons d’imagination, de caractère et d’organisation… Et puis surtout on constate déjà les faiblesses qui nous seront fatales : manque de matériel moderne, de DCA, influence morale décisive des bombardements aériens, passivité de la troupe… commandement sans résolution ». « À la première épreuve, notre système militaire apparaît terriblement démodé », conclut-il. Il faut ajouter que la production d’armements, bouleversée par la réorganisation entreprise dans l’industrie par le ministre Dautry, marque le pas. Pour beaucoup de matériels elle sera même inférieure en mai 1940 à son niveau de septembre 1939 !
La doctrine française est en retard d’une guerre et cherche désespérément à recréer les conditions de 1918. Beaufre la résume en trois points : « L’offensive est devenue très difficile et requiert des moyens matériels énormes ; les fronts défensifs présentent donc une grande valeur ; ils doivent permettre d’attendre la mise sur pied des moyens nécessaires que la mobilisation industrielle fournira vers la deuxième année de guerre. »
Beaufre analyse notamment les raisons pour lesquelles notre armée a été incapable de reprendre les têtes de ponts de la Somme fin mai-début juin malgré une supériorité numérique locale. Son analyse est sans appel : l’armée française ne constituait plus qu’« un vaste outil inefficace, incapable de réactions rapides et d’adaptation, absolument inapte à l’offensive, donc à la manœuvre. La défaite était inévitable parce qu’en face d’un adversaire habile et manœuvrier, notre armée ne pouvait répondre par aucune contre-manœuvre, même quand elle avait la supériorité. La machine était vieille, rouillée et poussive ».
Pour corser l’affaire, l’ordre de Weygand du 26 mai prescrivant de « tenir sans esprit de recul » sur les positions alors occupées, s’est trouvé dilué par la tendance du Groupe d’armées n° 3 de créer des lignes de repli en affaiblissant les premières lignes.
Malgré tout, le combat défensif victorieux des 6x divisions de l’armée des Alpes face à 30 divisions italiennes montre pour Beaufre que « notre défaite résultait moins d’une faiblesse absolue que de l’énorme supériorité des méthodes de guerre innovées par les Allemands ».
Retenons comme conclusion de ce livre dont la réédition s’imposait de toute urgence, une réflexion plus générale : « Le vent de l’Histoire, quand il s’élève, domine la volonté des hommes, mais il dépend des hommes de prévoir ces tempêtes, de les réduire et même, à la limite, de savoir les utiliser. »