Dans un livre dense et qui porte à la réflexion, le colonel Frédéric Jordan, artilleur, vise à « initier les fondamentaux d’une culture de la victoire » en exposant « les ressorts, les exigences et les outils pour vaincre ». En treize chapitres consacrés aux principes de la guerre, à la logistique, à la guerre urbaine, à la gestion du feu, etc., l’auteur nous offre ainsi un vaste panorama de l’histoire militaire et de la pensée stratégique depuis 2 500 ans.
Une préoccupation se dégage de cette étude : penser la guerre de demain. Quel sera le champ de bataille de demain, en 2030 ou 2040, se demande-t-il ?
Sa méthode consiste à « confronter l’histoire avec l’actualité de la guerre et avec les menaces et les risques que l’on discerne déjà pour demain », ce qui le conduit à réfléchir aux défis opérationnels à venir comme aux types d’engagements possibles.
Un premier chapitre s’ouvre sur la nécessité de « penser la guerre », ce qui permet de nous remémorer quelques théoriciens militaires oubliés, comme le général Altmayer et ses Études de tactique générale publiées entre les deux guerres. Un second chapitre insiste sur l’importance de s’appuyer sur les « principes de la guerre » (liberté d’action, concentration des efforts, économie des moyens, foudroyance dans la doctrine française). On rappelle que la « foudroyance » consiste à briser le rythme de l’adversaire… de façon à l’empêcher de se reprendre et à le tenir en retard permanent sur l’action. Le colonel Jordan insiste sur le fait que « la foudroyance et, le corollaire de ce principe, la surprise, sont bien toutes deux des clés de la victoire ». L’idée étant de « surprendre l’adversaire en alternant plusieurs modes d’action et en créant, chez lui, l’incertitude, ce tempo de retard dans sa prise de décision qui permettra de garder l’initiative ». L’auteur développe à cette occasion un vibrant plaidoyer pour une « Maskirovka à la française », en faisant référence à l’art russe de la « déception ».
L’ouvrage, qui vise à l’exhaustivité dans son domaine, évoque quelques éléments souvent négligés dans la littérature militaire. Il en est ainsi des principes de la logistique ou de l’importance des facteurs culturels dans la conduite de la guerre.
À noter un excellent chapitre sur la guerre en zone urbaine inspiré par l’histoire militaire et les enseignements récents, ainsi qu’un autre consacré aux appuis feux qui apporte un nouvel éclairage sur le rôle de l’artillerie à la suite des retours d’expérience d’Afghanistan, du Donbass et du Levant, et où l’auteur appelle à « rompre une fois pour toutes avec l’héritage de Douhet pour construire une autre vision stratégique de l’emploi du feu, qu’il vienne du ciel ou d’autres milieux ».
Il reconnaît que la question de la masse critique et du nombre doit être posée à nouveau et appelle donc à « restaurer le quantitatif ». La « technolâtrie » moderne ne permettra pas de vaincre des ennemis aux effectifs pléthoriques. L’exemple chinois vient d’ailleurs rapidement à l’esprit avec une masse de 3 000 avions de combat dans leur inventaire, et une frégate produite chaque mois. Le moment arrive rapidement en effet, où « le choix du qualitatif sur le quantitatif privilégié par les armées occidentales pourrait atteindre des limites sur le plan opérationnel ». Le colonel Jordan appelle ainsi de ses vœux « un processus industriel capable de s’ajuster à la remontée en puissance des armées », même si certains peuvent considérer qu’en l’état actuel de l’économie française et d’un tissu industriel qui perd des pans entiers de souveraineté à chaque instant, il s’agit d’un vœu difficile pour le moins difficile à réaliser…
Autre écueil prévisible sur la voie des armées françaises : l’anti-accès. La densité des capacités anti-accès en interdisant l’appui aérien ou l’aérocombat ne permet ainsi que l’appui d’artillerie. Il en est de même lorsque les moyens aériens ne permettent pas la permanence des feux du fait des conditions météo ou des élongations. Un effort important d’équipement doit donc être mené rapidement pour s’adapter à cette menace des stratégies anti-accès.
L’aspect budgétaire des efforts d’équipement nécessaires n’est hélas guère évoqué. Les pistes lancées par l’auteur sont plutôt du domaine de la formation ou de la mise en condition opérationnelle des forces. Il propose notamment de développer l’étude de l’histoire militaire dans les écoles de formation, « mais aussi dans les unités et états-majors… afin de mettre les futurs chefs face à des situations diversifiées » avec des équipements différents, ainsi que de mettre sur pied des exercices où les forces amies ont déjà subi une forte attrition et intégrant des « frictions » dans leur déroulement. Le colonel Jordan reprend également l’idée du capitaine de Fraville qui, en 1891, proposait dans une conférence prononcée au camp de Châlon, d’autoriser des commandements de régiments « hors spécialité » (artilleur dans une unité de cavalerie, fantassin dans le génie, etc.) afin de créer une véritable culture interarmes.
Le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, salue dans sa préface « un ouvrage original qui revisite les principes militaires actuels au prisme des nombreux enseignements passés afin d’éclairer les enjeux contemporains ». Il serait donc à espérer que la publication du livre du colonel Jordan permette d’entreprendre l’effort doctrinal nécessaire.