De nos jours, Gerd von Rundstedt (1875-1953) est certainement le moins connu des généraux de la Wehrmacht. La biographie que lui a consacrée Laurent Schang n’en présente donc que plus d’intérêt. Descendant d’une longue lignée d’aristocrates prussiens, passé par l’école de cadets d’Oranienstein, puis celle de Gross-Lichterfeld, dont l’atmosphère est d’ailleurs excellemment décrite par Schang, Gerd von Rundstedt est nommé sous-lieutenant d’infanterie en 1893 à dix-sept ans. Il est élève à la Kriegsakademie de 1903 à 1906, et une fois breveté intègre le Grand État-Major en 1907, auprès duquel il sert trois ans avant d’être affecté en unité.
En 1914, lorsque la guerre éclate, il sert ainsi en tant que chef des opérations à la 22e DI de réserve. Il participe à la bataille de la Marne auprès de la Ire armée allemande de von Kluck. Son divisionnaire étant blessé lors des combats de Monthyon, c’est alors au capitaine von Rundstedt que le commandement de l’unité échoit selon les règles en vigueur dans l’armée allemande. Même si l’auteur ne l’évoque pas, rappelons à cet égard que c’est à Villeroy, à quelques kilomètres de Monthyon, que le lieutenant Charles Péguy est tombé au cours des mêmes combats.
Pendant l’entre-deux-guerres, Rundstedt partage les vues conservatrices du général Beck, chef d’état-major de l’armée de terre, selon lesquelles les blindés doivent demeurer au service de l’infanterie. Cette vision écarte tout emploi indépendant des Panzers et s’oppose ainsi aux vues des réformateurs, comme Guderian.
En septembre 1939, il est commandant en chef du groupe d’armées Sud en Pologne. « Efficacement épaulé par Manstein [analyse Schang], Rundstedt s’est trouvé très à l’aise dans cette guerre qui a permis à un technicien de son espèce, formé à l’école de Moltke, de donner sa pleine mesure. Son style de commandement, particulièrement dynamique, laissant une grande initiative à ses subordonnés une fois ses directives envoyées… s’est avéré payant. »
L’auteur nous offre un très intéressant chapitre sur l’histoire de l’élaboration du Plan jaune (Fall Gelb) d’invasion de la France et ses différentes évolutions. Ce plan dans sa première version n’est guère qu’un « Plan Schlieffen tronqué » avec un effort principal initialement dévolu au groupe d’armée B (von Bock), placé au nord. Or, le 12 novembre 1939, le 19e Panzerkorp de Guderian est transféré au groupe d’armées A disposé au sud qui est confié à von Rundstedt. Sa mission est d’établir une tête de pont sur la Meuse à Sedan. Le 27 novembre une nouvelle directive affecte au groupe d’armée A le 14e corps d’armée motorisé. Cette directive, comme Schang le fait remarquer très justement, « préfigure dans ses grandes lignes – encore qu’avec hésitation – la version définitive du Plan jaune, sans qu’on puisse soutenir que le duo Rundstedt-Manstein y fut pour quelque chose ».
On lit souvent en effet que Manstein, appuyé par Rundstedt, a fini par triompher du conservatisme du tamdem Brauchitsch-Halder. Schang nous montre que la réalité fut plus nuancée. Le Plan jaune fut ainsi le fruit d’un travail collectif étalé sur plusieurs mois et qui a été éprouvé par deux Planspiele (exercices sur cartes) et cela jusqu’à la version définitive du 24 février 1940.
L’auteur nous donne également une bonne analyse du plan français « Dyle-Breda », comme front défensif à l’extérieur des frontières destiné à préserver les industries du nord de la France.
Lorsque l’offensive allemande se déclenche, le 10 mai 1940, Rundstedt, en imposant un échelonnement en profondeur du groupe Kleist, est responsable des embouteillages monstres rencontrés lors de la traversée des Ardennes (le 19e Panzerkorp comprend plusieurs dizaines de milliers de véhicules). L’un des miracles de cette campagne, relève Schang, est qu’à aucun moment les colonnes à l’arrêt ne sont inquiétées par l’aviation franco-britannique.
La part prise par Rundstedt dans la première phase du Plan jaune n’est finalement guère à son avantage. « Entre les premières heures de l’offensive, où il fut grandement responsable des embouteillages qui se produisirent sur la route de l’Eifel, et le moment où il rechigna à envoyer ses chars contre Dunkerque s’est fait jour un Rundstedt indécis et constamment inquiet, d’une inquiétude qui aurait confiné à la léthargie si, sur le terrain, ses subordonnés ne l’avaient sans cesse bousculé par leurs initiatives hardies. »
Rundstedt a en effet lancé successivement deux ordres d’arrêt (Haltbefehl) pour le moins contestés. Le premier intervint le 16 mai, et le second le 23 devant Dunkerque, lequel fait l’objet d’une mise au point salutaire de Schang. Il semblerait ainsi que le terrain de la région, de nature sablonneuse entrecoupée de nombreux points d’eau, eut une part importante à jouer dans la décision. Dans cette affaire, « la pusillanimité de Rundstedt servit les intérêts de Hitler » (Rundstedt est dubitatif face à la vitesse de progression des panzers). Finalement, conclut l’auteur, « plutôt que l’inspirateur, Rundstedt fut l’instrument, bien malgré lui, de la rancune comme des prétentions stratégiques de Hitler, lequel n’hésita pas ensuite à rejeter sur le commandant du groupe armé A toute la faute du rembarquement réussi des Alliés ».
Le succès de l’évacuation du corps expéditionnaire britannique, constitua ainsi le dernier « miracle » de la campagne de 1940 selon Blumentritt, le chef d’état-major de Rundstedt, celui dont les effets « finiront à la longue par annuler tous les bénéfices que les précédents avaient permis d’engranger ».
« Il est singulier de remarquer [note Schang] que la figure pourtant centrale du général von Rundstedt apparaît de façon marginale, pour ne pas dire furtive, par rapport à celle d’un Guderian ou d’un Rommel. » Peut-être parce que « l’exécution décide de tout sur le champ de bataille et que la rencontre avec l’ennemi sanctionnera toujours les plans établis par les meilleurs stratèges ». Or, Rundstedt « n’y brilla [souligne Schang] ni par sa capacité d’analyse, ni par la qualité de ses décisions ». Une fois la stratégie fixée, ce sont les principes de commandement de l’armée allemande (l’Auftragstaktik) qui firent la différence et permirent de vaincre les multiples frictions rencontrées au cours de la campagne de France.
Estimant, comme une grande partie du haut-commandement allemand d’ailleurs, qu’il serait souhaitable de s’entendre avec les Soviétiques, Rundstedt est opposé au lancement de l’opération Barbarossa mais, fataliste, il s’y résout finalement. Il commandera le groupe d’armées Sud en Ukraine. Dans une lettre à sa femme du 12 août 1941, il écrit : « L’immensité de la Russie nous dévore », résumant ainsi dans cette formule l’impossibilité de la tâche confiée à la Wehrmacht. En outre, à la différence des Allemands, les Russes « n’ont peut-être pas le génie des opérations de grand style, mais (ont) compris la véritable nature de la guerre moderne, laquelle repose davantage sur la qualité du matériel militaire et sur la capacité de le produire en série que sur la recherche d’une bataille décisive ». Rundstedt commence à replier ses troupes fin novembre 1941 avant, le 1er décembre, d’être relevé de ses fonctions par Hitler, qui lui reproche notamment l’évacuation de Rostov.
Le 15 mars 1942, il est nommé commandant en chef de la Zone ouest, avec son PC à Saint-Germain-en-Laye. Le 10 novembre 1942, il dirige l’opération Anton d’occupation de la zone libre.
Dans l’attente du débarquement, désabusé, le maréchal von Rundstedt considère les fortifications du mur de l’Atlantique comme « insignifiantes » du point de vue stratégique. Dans la controverse sur l’emplacement des divisions panzer, il prend le parti de von Schweppenburg contre Rommel en se déclarant en faveur d’une défense élastique confiée à des divisions mobiles basées à une centaine de kilomètres en retrait des côtes.
Après l’attentat du 20 juillet 1944, Rundstedt, sur ordre de Hitler, préside la « cour d’honneur » chargée d’exclure de la Wehrmacht les participants à l’attentat et leurs complices supposés. Avec la bataille des Ardennes, qualifiée trop souvent, à tort, d’offensive Rundstedt, le maréchal fait la couverture du magazine Life dans sa livraison du 25 décembre 1944.
Quels jugements porter alors sur le maréchal von Rundstedt ? Son ancien chef d’état-major, Blumentritt, qualifiait souvent Rommel de « tacticien », quand il voyait plutôt en Rundstedt « un stratège héritier de Moltke et de Schlieffen ». On raconte d’ailleurs qu’il n’aimait que les cartes au 1/1 000 000 et laissait volontiers à ses subordonnés l’étude des cartes au 1/300 000 ou au 1/100 000. Pour Liddell Hart, Rundstedt était plutôt « un stratège circonspect, soucieux de tenir compte des facteurs défavorables et d’éviter les excès d’optimisme ». Halder relève en particulier son manque d’allant pendant la campagne de France et l’impression qu’il donne, avec 6 armées et 71 divisions placées sous ses ordres, d’être dépassé par le nombre.
Issu d’une recherche fouillée, l’ouvrage de Laurent Schang, au-delà de sa visée biographique immédiate, fera également référence sur des épisodes importants de la Seconde Guerre mondiale.