Voilà des années que Joseph Staline figure au Panthéon des grands personnages de l’histoire russe, aux côtés d’Alexandre Nevski, vainqueur des chevaliers teutoniques, d’Ivan le Terrible, de Pierre le Grand, de Catherine II et de Lénine. Le trait commun de tous ces dirigeants, outre qu’ils sont auréolés d’une gloire posthume, est qu’ils ont été, soit des conquérants, soit des bâtisseurs d’empire, soit des créateurs ou des consolidateurs – comme le fut Staline – d’un État de type nouveau, longtemps conçu comme l’avenir de l’humanité. C’est ainsi que lorsque les Russes se penchent sur leur passé, Joseph Staline apparaît de moins comme un dictateur sanguinaire, mais plutôt comme le continuateur des grands monarques de la Russie éternelle.
Certes, tous n’ont pas oublié ses persécutions et ses purges, quelques organisations comme mémorial, ont pour vocation de rechercher les traces ou victimes des répressions, mais leurs activités sont devenues quasi confidentielles. Au moment où la Russie se sent à nouveau mise à l’écart et sanctionnée par l’Occident, avec le recul du temps et la disparition de derniers témoins des grandes répressions de 1937-1938 ou de l’immédiat après-guerre, c’est la figure du sauveur de la patrie, du vainqueur de Hitler, qui refait surface avec une force nouvelle. C’est à expliquer « ce phénomène Staline » que s’est attaché Vladimir Fédorovski dans son 50e livre. Le Petit Père des peuples ne fut pas qu’un tyran sanguinaire, assoiffé de pouvoir, méfiant à l’égard de tous, sans pitié ; ne va-t-il pas laisser son fils tomber aux mains des nazis et périr sans qu’il n’ait rien fait pour le sauver.
À côté de cette face sombre bien connue, il y a celle du manipulateur hors pair, du grand metteur en scène des drames historiques. C’est au nom de la grandeur du pays, de sa fierté nationale et de la sauvegarde de ses intérêts supérieurs que les Russes disculpent le « tsar rouge » qui a inscrit des grandes pages de leur histoire et a fait que la Russie a été respectée et crainte ; un trait qu’il convient de garder constamment à l’esprit.
Un dirigeant charismatique, devenu dans l’imaginaire national le « dictateur le plus réussi » de l’histoire universelle. Machiavélique, implacable et féroce, il s’est affirmé par une volonté de pouvoir absolu : ne va-t-il pas avouer à Eisenstein qui tournait son film sur Ivan le Terrible, que ce dernier avait manqué de fermeté ! Le fait que le président Poutine, au pouvoir depuis 2000, se réfère de plus en plus à lui est symptomatique de l’aspiration du Kremlin au rétablissement de la grandeur nationale. Ainsi, la réhabilitation du dictateur rouge, rampante à ses débuts, est désormais patente.
Le néostalinisme russe, observe Fédorovski, est présent à tous les échelons de la société, civile comme militaire, avec ses relais obligés chez les nostalgiques du communisme, dans les milieux universitaires, ainsi que dans les médias. C’est vrai, encore convient-il de séparer la période stalinienne de la figure de Staline lui-même. Car, comme l’a dit Dmitri Medvedev, ce n’est pas Staline seul qui a vaincu le nazisme, mais l’héroïsme et le sens du sacrifice du peuple russe qui n’agissait pas par amour du communisme, mais de la patrie, de la Sainte-Terre russe, de la foi même à laquelle Staline a fait appel.
Le courant néostalinien, qui se développe depuis plus d’une décennie, tend à prouver que le Petit Père des peuples a pris en main une Russie pauvre pour la transformer en grande puissance. La société russe se retrouve dans le culte d’un glorieux passé et un attachement réel aux valeurs, jugées chez nous de traditionnelles, mais qui en Russie sont simplement nationales : famille, respect des professeurs, patriotisme, foi orthodoxe devenue religion nationale, bien que d’autres religions sont également pleinement reconnues.
À cet égard, Staline est perçu comme l’archétype de l’homme d’État : intègre, travailleur infatigable, grand gestionnaire, en somme un Manager, un Macher diraient les Allemands. En cela on l’oppose, lui qui n’aimait pas le luxe et ne possédait presque rien (en avait-il d’ailleurs besoin, il pouvait disposer de tout), aux oligarques prédateurs, il est l’anti-Lénine et surtout l’anti-Trotski. Ceux-là voulaient, selon ce qu’en a retenu la mémoire collective, consumer la nation dans le brasier de la révolution mondiale…
Certains historiens néostaliniens, indique Fédorovski, pratiquent le révisionnisme et le relativisme. À leurs yeux Staline ne fut pas le principal ou le seul responsable des répressions. C’est Lénine qui créa le premier camp du futur Goulag aux îles Solovki, en 1978. C’est Félix Dzerjinski, le créateur de la Tchéka, l’ancêtre du KGB, qui lança la terreur rouge. En somme, ce serait l’appareil communiste qui fut responsable de la Grande Terreur. De toutes les manières, pour beaucoup de Russes, il convient de replacer les répressions dans le contexte de l’époque, guerre civile, sentiment de la forteresse assiégée…
Aussi, ne faut-il pas s’étonner si les bustes de Staline se sont multipliés en Russie. Dans le centre de Moscou, son effigie en bronze trône parmi les trente-deux autres grandes figures historiques de l’« Allée des dirigeants », à l’initiative de la Société russe d’histoire militaire. Le centre Levada, organisation non gouvernementale russe de recherches sociologiques et de sondages, classe désormais Staline en tête des personnalités historiques les plus remarquables, y compris chez les jeunes.
La fameuse prédiction de fin 1952, trois mois avant la disparition de Staline, que Vladimir Fédorovski cite au début de son livre – « Après ma mort, des monceaux d’ordures seront versés sur ma tombe, mais le vent de l’histoire les dispersera » – est une rodomontade qui, il y a encore dix ans, prêtait à sourire. Ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui. Vladimir Fédorovski mêle la grande histoire à la petite, fait appel à la psychologie comme à la littérature, pour replacer le « phénomène Staline » dans le cours du XXe siècle. Churchill, qui avait été son ennemi puis son partenaire après 1941, avoua lui-même que Staline exerçait une sorte de fascination sur ses interlocuteurs, notamment pendant la conférence de Yalta. Sur les bords de la mer Noire, en février 1945, quand Staline, revêtu de sa vareuse et chaussé de ses vieilles bottes est apparu dans la salle de conférences, tous se sont levés comme aimantés par sa personnalité.