S’il est bien un homme familier des cercles du pouvoir aux États-Unis, c’est Robert Gates. Qu’on en juge : entré à la CIA en 1966, il servit pendant presque cinquante années sous huit Présidents différents, à des postes de premier plan, comme National Security Adviser (1989-1991), directeur de la CIA (1991-1993) ou encore comme Secretary of Defence (2006-2011).
Aussi, lorsque Robert Gates parle de l’exercice du pouvoir, il est bon d’écouter cet homme qui fut à la fois témoin et acteur historique. Car il est bien ici question de pouvoir, et plus précisément de cette « symphonie du pouvoir » que les Présidents américains ont animé depuis la fin de la guerre froide, avec plus ou moins de succès ; cette « symphonie du pouvoir » désigne, sous la plume de Robert Gates, l’ensemble de la palette des instruments militaires, diplomatiques, économiques, financiers, culturels, politiques et technologiques à la disposition de la première puissance mondiale que sont, encore aujourd’hui, les États-Unis.
Or, le constat à la base de cet essai est qu’après avoir magistralement utilisé cette symphonie lors de la guerre froide, la capacité des Présidents américains à comprendre et donc à utiliser cette palette dans toute sa complexité, s’est érodée ; ce faisant, la place a été laissée, selon l’auteur, à d’autres puissances – en premier lieu la Chine – dans l’art de jouer de tous les leviers de la puissance pour faire valoir ses intérêts et imposer ses vues. Nixon et Reagan ont excellé dans ce domaine, puis George Bush senior en début de son mandat… Puis, le monde devenant plus complexe, la machine s’est grippée. Pourquoi ?
Pour analyser les causes de cette érosion et identifier les remèdes, Robert Gates propose une immersion rétrospective dans le processus décisionnel de l’exécutif américain à travers quinze « théâtres » de crises : l’Iran, la Somalie, Haïti, l’ex-Yougoslavie, la Colombie, l’Afghanistan, l’Irak, l’Afrique, la Russie, la Géorgie, la Libye, la Syrie, l’Ukraine, la Corée du nord et, bien sûr, la Chine. Dans chacun de ces « dossiers », l’ancien secrétaire à la Défense fait ressortir les bons et les mauvais choix, en s’attachant à distinguer les modes communs qui caractérisent les rares succès (l’Afrique et la Colombie) et les nombreux échecs (Irak et Afghanistan, au premier chef), afin d’en tirer des leçons pour les décideurs (leçons regroupées dans son dernier chapitre explicitement intitulé « Lessons Learned »).
Au fil des chapitres, trois grandes tendances se dessinent :
Premièrement, le besoin impérieux pour les États-Unis de renforcer les instruments non-militaires de la symphonie du pouvoir, qui se sont atrophiés depuis la chute de l’Union soviétique. Ainsi, des outils économiques (les États-Unis doivent avoir moins de bâtons – les sanctions – dans leur arsenal et plus de carottes – des incitateurs à coopérer sur le plan économique), financiers (aides internationales), culturels (les États-Unis doivent se remettre dans la course idéologique en s’adaptant à la nouvelle donne mondiale et en tirer une stratégie de communication qui, aujourd’hui, fait défaut) et technologiques (à commencer par le cyber). « Failure to remedy those deficiencies and to strengthen all of our nonmilitary instruments of power will tie one hand behind our back. We cannot afford that ». Cette consolidation, qui passe notamment par une réforme profonde de l’appareil diplomatique américain est, selon Robert Gates, nécessaire pour éviter que les Présidents aient trop souvent recours par défaut à la force militaire, tentation facile mais dévastatrice lorsqu’elle est mal utilisée, en particulier à des fins de nation-building.
Deuxièmement, le besoin de repenser la manière d’employer cette symphonie, c’est-à-dire de se doter d’une stratégie d’intervention globale adaptée à chaque cas, qu’il s’agisse de traiter une crise naissante – au besoin, à l’extrême, par une intervention préemptive – ou d’affronter, sur le long terme, un compétiteur. On retrouve ici, dans l’analyse de Robert Gates, tous les ingrédients de la prise de décision politique, avec l’idée récurrente que l’engagement de la force militaire doit être un ultime recours et non une réponse immédiate. Éternel débat qui renvoie aux critères de la guerre juste, avec, dans le récit de Gates, une illustration percutante à travers les dilemmes vécus par les Présidents américains, sans réponse claire en apparence… « In Iraq, the U.S. intervened and occupied, and the result was a costly disaster. In Libya, the U.S. intervened and did not occupied, and the result was a costly disaster. In Syria, the U.S. neither intervened nor occupied, and the result was a costly disaster ». Tout l’apport de Gates est justement de montrer pourquoi et comment ces désastres auraient pu être, sinon évités, au moins minimisés ; et, parmi tous les facteurs examinés, le renseignement stratégique y tient une place essentielle.
Troisièmement, Robert Gates insiste, comme de nombreux hommes de pouvoir américains qui réfléchissent sur le déclin relatif de l’influence mondiale de leur pays, sur le besoin vital des États-Unis de rester impliqués dans les affaires du monde, quel que soit le sentiment de l’opinion domestique américaine, souvent autocentrée : « the critical question, though, is whether, even with all the right military and nonmilitary tools, presidents, Congress, and the American people will recognize that our long-term self-interest demands that we continue to accept the burden of global leadership ».
On appréciera dans cet essai le jugement pondéré et non partisan de celui qui fut à la fois secrétaire à la défense de George W. Bush et d’Obama ; sur les choix des Présidents, il montre que ces derniers ne sauraient être classés de manière exclusive entre réalistes, idéalistes et transactionnels. De la même manière, on appréciera la clairvoyance de Robert Gates sur le caractère non universel du modèle américain, lui faisant reconnaître, à juste titre, que contrairement aux croyances encore bien ancrées dans une partie de la classe politique américaine, ni la Russie ni la Chine ne sauraient devenir automatiquement démocratiques parce que plus prospères.
Un excellent ouvrage, qui inspirera en premier lieu ceux qui préparent et ceux qui exécutent, au quotidien, les choix du pouvoir exécutif. ♦