Sekigahara... Sous ce nom qui signifie « prairie frontalière » en japonais, se livra en 1600 une bataille décisive qui mit fin aux guerres civiles alors endémiques au Japon et instaura le shogunat des Tokugawa.
« Des innombrables batailles rangées qui émaillent la longue épopée des samouraïs, nous explique Julien Peltier, spécialiste de l’art de la guerre chez les Japonais, Sekigahara est incontestablement la plus importante, tant en termes d’effectifs déployés qu’au regard de l’ampleur de ses répercussions, le conflit engageant peu ou prou tous les acteurs géopolitiques majeurs du pays. »
Les armées qui s’y affrontent sont encore des armées féodales. Leur armement commence à refléter timidement une certaine influence européenne, avec l’emploi d’arquebuses et de quelques pièces d’artillerie. L’auteur rappelle qu’en 1575, l’attaque du château de Nagashino est arrêtée par les arquebuses de ses défenseurs et c’est à partir de cet événement fondateur que l’usage de l’arquebuse ne va cesser de gagner du terrain au Japon.
La bataille s’inscrit dans le cadre du mouvement d’unification commencé quarante années auparavant par Oda Nobunaga et poursuivi par Toyotomi Hideyoshi, qui dessine déjà les contours de l’État-nation japonais que nous connaissons. Elle oppose l’« armée de l’ouest » rassemblée par Ishida Mitsunari et l’« armée de l’est » de Ieyasu Togukawa. Ce dernier, qui est un véritable chef de guerre à la différence de son adversaire, haut-fonctionnaire et ancien moine, réussit à bâtir une coalition solide. Sur 108 daimyô sollicités (le Japon en compte 214 à cette époque), 99 acceptent de rejoindre Togukawa. Et, ainsi que l’écrit un historien japonais, « son militarisme était diplomatique et sa diplomatie militariste. »
Il faut noter également aux côtés de l’armée de l’ouest, la présence, parfois contestée, du maître d’armes Miyamoto Musashi qui sera l’auteur, quelques décennies plus tard, du célèbre Traité des Cinq Anneaux et dont un cuirassé géant de la marine japonaise portera le nom au milieu du XXe siècle. Un certain nombre de nobles japonais s’étaient convertis au catholicisme sous l’influence des Jésuites (peu à peu contestés par quelques missionnaires protestants). On les retrouve toutefois dans les deux camps (le christianisme sera interdit en 1612 et ses fidèles persécutés).
Le lieu choisi pour la bataille est hautement stratégique. Située à la charnière des deux axes de communications principaux du pays, Sekigahara constitue une marche frontière entre les provinces traditionnelles du Mino à l’est et de l’Ômi à l’ouest, le lieu s’inscrit également entre les deux principales aires géoculturelles japonaises, le Kantô et le Kansai.
Le 21 octobre 1600, 170 000 combattants s’y affrontent dans une lutte sans merci où « tous les coups sont permis, relève Peltier, fussent-ils contraires au sens de l’honneur supposé du samouraï ». L’auteur relève l’emploi possible par Ieyasu Tokugawa de canons récemment saisis sur un navire hollandais. Cinq commandants de l’armée de l’ouest feront défection au cours de la bataille, alors que plusieurs autres resteront indécis ou inactifs, amputant ainsi l’armée levée par Mitsunari de plus de la moitié de ses effectifs. Dès lors, le résultat de l’affrontement ne fait plus aucun doute et consacre la victoire de Tokugawa.
On estime généralement le total des pertes à plus de 30 000 (dont 5 000 à 6 000 seulement parmi les membres de l’armée victorieuse). Contrairement aux niveaux de pertes européens, celui-ci équivaut à une véritable hécatombe au regard de l’histoire militaire japonaise, généralement plus parcimonieuse en vies humaines.
L’auteur nous décrit au passage les rites qui précèdent, accompagnent et suivent la bataille, comme cette cérémonie d’examen des têtes coupées qui sont présentées par ordre hiérarchique inverse au général victorieux, ce qui permet de récompenser leurs vainqueurs...
À la suite de la bataille et de son exploitation, Ieyasu Togukawa parachève la pacification du pays et instaure un régime shogunal héréditaire, pendant la période Edo qui va durer deux cent cinquante ans, plus précisément jusqu’en 1868. Il transmet le pouvoir de son vivant à son fils Hidetada en 1605, qui le transmettra ensuite à ses descendants.
Les Togugawa renforcent progressivement leur mainmise sur la hiérarchie féodale en interdisant aux daimyô de posséder plusieurs châteaux et en leur enjoignant de raser tous leurs autres ouvrages militaires à l’exception de celui qui constitue leur résidence principale. Même la simple rénovation des châteaux subsistants est soumise à l’approbation shogunale. La France de Louis XIII, à la même époque, connaîtra d’ailleurs une législation similaire. Une autre série de prescriptions du shogunat fixe les devoirs de la noblesse d’épée en contrôlant notamment les alliances matrimoniales entre clans. Le bilan de cette nouvelle dynastie a peu d’équivalent dans l’histoire : deux siècles de paix presque ininterrompue, alors qu’entre 1600 et 1850 la France participe à 33 conflits, l’Angleterre 46 et la Russie 42.
La bataille aura d’autres conséquences à long terme, plutôt inattendues. L’auteur relève que les principaux initiateurs de la restauration Meiji de 1868 sont issus de clans ou de domaines vaincus à Sekigahara plus d’un siècle et demi auparavant !
Bien documenté, appuyé sur un grand nombre de sources, assorti d’un cahier central comprenant des cartes d’une grande clarté et une magnifique iconographie, ainsi que d’un glossaire et d’une notice des personnages, le livre de Julien Peltier reflète le travail d’un passionné de la civilisation japonaise.