Au prix de l’examen critique de vastes sources enfin accessibles, les auteurs livrent la biographie complète du mythique maréchal Gueorgui Konstantinovitch Joukov (1896-1974). Le chef décisif qui à Khalkhin Gol (1939) oblige le Japon à renoncer à la Sibérie pour le Pacifique, qui sauve Moscou, Leningrad et Stalingrad, qui prend Berlin, qui y préside à la capitulation allemande, qui arrête à la mort de Staline le chef de la police politique Beria. Mais qui, trop populaire et accusé à tort de bonapartisme, finit placardisé sous Staline de 1946 à 1953, puis pestiféré après 1957.
D’une famille paysanne, Joukov passe à côté de la révolution de 1917, il entre par contingence dans la cavalerie rouge en 1918, puis au Parti en 1919. Toute sa carrière, il gère la contradiction entre la tutelle politique sur l’Armée rouge (commissaires politiques, ingérences de Staline) et l’aspiration à sa professionnalisation. C’est un miracle s’il passe au travers des purges qui déciment le corps des officiers (1937-1939). Comme lui, nombre de jeunes mal formés sont alors propulsés prématurément à des grades et des commandements majeurs. Cependant, les désastres de 1941 doivent aussi à la négligence de l’outil militaire lors des années 1920, puis à sa crise de croissance (de 940 000 hommes en 1934 à 3 millions en 1939). Et si Staline se laisse surprendre le 22 juin 1941, le plan offensif préventif proposé le 15 mai par Joukov était irréaliste, le culte doctrinaire de l’offensive inadapté aux combats défensifs initiaux.
L’Armée rouge l’emporte surtout grâce à l’« art opératif » : elle ne cherche pas la bataille décisive d’encerclement ou d’anéantissement, à l’allemande ; elle planifie minutieusement une série d’opérations continues, qui pénètrent en profondeur le dispositif ennemi. On reste confondu de l’ampleur des préparatifs logistiques, matériels et humains de chaque offensive de Joukov.
Le livre ne cache rien de ses tares. Il a pris part à la répression des civils cosaques (1920) et des armées vertes paysannes (1921). En Allemagne, il a pillé et laissé se déchaîner les violences vengeresses (1945). Il a fini par se rallier à l’intervention en Hongrie (1956). Énergique et franc, mais orgueilleux, capable de tenir tête à Staline sans jamais s’en détacher, c’est aussi un supérieur non moins brutal et répressif qu’un autre. Son opération Mars sur le saillant de Rjev (fin 1942) coûte 300 000 hommes pour rien : son existence est dissimulée jusqu’aux années 1990 ! En 1944, il manque l’encerclement de Manstein à Tcherkassy-Korsun. Le 16 avril 1945, son assaut des hauteurs de Seelow est un fiasco. Dans Berlin investie, Staline attise sa rivalité avec Koniev : non coordonnées, leurs troupes se canonnent... C’est Rokossovski qui aurait d’ailleurs dû prendre Berlin, mais Joukov convient mieux qu’un demi-Polonais rescapé du Goulag.
Ministre de la Défense (1953-1957), ce déstalinisateur réhabilite les ex-prisonniers de guerre, restaure la discipline, réoriente la défense en fonction de l’arme nucléaire, qu’il reprend au KGB. Lorsqu’en juin 1957, Khrouchtchev est mis en minorité au Bureau Politique, Joukov fait venir par avions militaires le Comité central, qui renverse le vote. Mais dès octobre, il est disgracié, abandonné de ses frères d’armes, rayé de l’histoire officielle. Cependant en 1968, ses mémoires – en partie censurées – sont un best-seller durable. Depuis 1995, sa statue équestre trône à l’entrée de la place Rouge, où il mena le défilé de la victoire le 24 juin 1945. Une galerie de portraits finale le compare à ses homologues soviétiques, alliés et allemands : il fut bien le meilleur, et sauva l’humanité d’Hitler. Lecture faite, visitant la nécropole du Kremlin, je n’esquissais un salut militaire que devant deux urnes funéraires : celles de Youri Gagarine et de Gueorgui Joukov…