Ce dernier livre de François Kersaudy, directeur de la collection « Maîtres de guerre » chez Perrin, s’intéresse principalement au « de Gaulle stratège ». « Sous l’homme d’État, le politicien, l’érudit et l’écrivain, on trouvera invariablement le militaire », nous fait observer Kersaudy. Nous évoquerons surtout ici les aspects les moins explorés par ailleurs, en mettant surtout l’accent sur les idées stratégiques du général plus que sur les épisodes emblématiques de sa biographie, comme sa conduite de la 4è DCR en mai et juin 1940, et la mise en place de la France libre à Londres et à Alger. Et parmi sa pensée stratégique, nous privilégierons ses réflexions sur le commandement et sur la sélection des individus habilités à l’exercer. Ce sont en effet des réflexions qui sont toujours d’actualité.
La vocation militaire du personnage est précoce, comme en témoigne une rédaction scolaire écrite à 15 ans où Charles de Gaulle s’imagine conduisant l’une des deux armées françaises en repoussant l’envahisseur germanique...
Puis, plus concrètement, quelques années plus tard, ce sera Saint-Cyr où il entre en 1909. Il en sortira trois ans plus tard à la 13è place du classement. Affecté au 33è RI d’Arras, dont le chef de corps n’est autre qu’un certain colonel Pétain, il improvise des conférences pour les nouvelles recrues où il leur explique précisément ce que la France attend d’eux dans le contexte international de l’époque.
Blessé à trois reprises pendant la Première Guerre mondiale, il se retrouve prisonnier en Allemagne où il donne à ses camarades de captivité des conférences sur le déroulement de la guerre qui soulignent les erreurs du commandement et les solutions qu’il préconise personnellement. On y trouve une liberté de pensée assez surprenante, comme dans cette conférence du printemps 1917 intitulée « De la direction supérieure de la guerre », où le capitaine de Gaulle explique le dilemme qui préside au choix des membres du haut-commandement en temps de guerre. Partant du principe que la complexité de la guerre moderne exige des esprits synthétiques doués d’un caractère proportionné aux immenses responsabilités qui les attendent, il explique qu’« en temps de paix prolongée où la pression des circonstances est infiniment moins impérieuse, la faveur du plus grand nombre, pour des raisons d’ordre moral et psychologique va d’habitude aux médiocres, tant par l’esprit que par le caractère. C’est ce qui explique que, dans les périodes de crises violentes comme les guerres, les hommes qui s’imposent à la longue pour assumer la direction générale sont rarement des hommes des temps tranquilles. »
D’avril 1918 à février 1921, le capitaine de Gaulle fait partie de la mission militaire française chargée d’instruire l’armée polonaise. Au début, il fait même traduire ses cours en polonais et les récite de mémoire à ses élèves qui le supplient vite d’arrêter, sa prononciation étant rédhibitoire surtout que tous les officiers polonais étaient francophones… En juillet et août 1920, il conseille, comme 3 000 autres officiers français, les troupes polonaises qui font face à l’offensive de l’Armée rouge sur Varsovie. Son second rapport de fin de mission relate les lacunes de l’armée polonaise : « Si l’action par la manœuvre générale est fréquente, celle par le feu est, par contre, presque complètement négligée... Les pertes sanglantes insignifiantes infligées à l’ennemi en sont la preuve. Même dans la défensive, on peut dire que les unités polonaises emploient à peine leurs armes... Mal conduite et ne sachant pas combattre, la troupe polonaise, en dépit de toutes ses qualités..., ne saurait pas tenir tête à un ennemi commandé, armé et instruit. »
Admis à l’École supérieure de guerre en 1922, de Gaulle critique ouvertement la doctrine de l’« a priori » qui y est enseignée, ce qui lui attire quelques appréciations défavorables de ses professeurs (« agit un peu en amateur », « néglige l’exécution », « attitude de roi en exil », « n’a pas donné au travail de l’école toute l’attention qu’il aurait dû »...). La protection du maréchal Pétain lui assure toutefois que sa carrière n’en souffrira pas.
Il publie en 1924 son premier livre, La discorde chez l’ennemi, sur les causes de la défaite allemande, sans avoir cru bon de solliciter l’autorisation de sa hiérarchie.
En 1925, le capitaine de Gaulle rejoint l’état-major du maréchal, alors vice-président du Conseil supérieur de la guerre. Pétain impose également de Gaulle comme conférencier à l’ESG. L’une de ses conférences, celle du 7 avril 1927 intitulée « L’action de guerre et le chef », attire particulièrement l’attention. Il y reprend les développements qu’il avait exprimés lorsqu’il était prisonnier en Allemagne. Insistant sur l’« obscurité » et la « contingence » de l’action de guerre ainsi que sur la nécessité de combiner l’instinct avec l’intelligence, de Gaulle conclut : « Combien furent nombreux les chefs, théoriciens brillants, que l’action de guerre prenait en défaut, et combien ceux que l’épreuve révéla parce qu’ils y montraient une attitude instinctive que le temps de paix n’avait pas manifestée. » La sélection des futurs chefs, dès le temps de paix, n’est en effet pas facile : « Les caractères accusés sont, d’habitude, incommodes voire farouches. Si la masse convient, tout bas, de leur supériorité et leur rend une obscure justice, il est rare qu’on les aime et, par suite, qu’on les favorise. Le choix qui administre les carrières se porte plus volontiers sur ce qui plaît que sur ce qui mérite. »
En octobre 1927, de Gaulle est nommé commandant et affecté au 19è bataillon de chasseurs, cantonné à Trèves, pour son temps de commandement. Il reconnaît lui-même qu’il est parfois jugé « sévère, froid, taciturne et solitaire », mais c’est, explique-il, parce qu’« il n’y a pas de commandement sans prestige et pas de prestige sans isolement »... « Rien ne rehausse mieux l’autorité que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles », ajoute-t-il.
Devant la vive hostilité des cadres de l’ESG, qui menacent de démissionner si de Gaulle y est affecté en tant que professeur, celui-ci trouve refuge en 1932 au SGDN sur recommandation personnelle du maréchal Pétain. Il en profite pour réunir les conférences qui avaient été prononcées devant l’ESG en 1927 dans un livre, Le fil de l’épée, puis en publie un autre dans la foulée en 1934, Vers l’armée de métier, où il propose la création d’une masse de manœuvre cuirassée et mécanisée constituée de soldats professionnels.
Dans la douce quiétude du SGDN de l’époque, il intervient en permanence en politique afin de faire prévaloir ses vues, et ce à tous les niveaux, parlementaire et ministériel, et en utilisant tous les médias que ce soit la presse ou la radio. Kersaudy nous donne lecture d’un certain nombre de ces interventions. Le débat sur les questions militaires était donc loin d’être sclérosé comme on le lit parfois. Une telle liberté d’expression ne se retrouvera d’ailleurs plus jamais. Le commandant de Gaulle conseille ainsi étroitement le député Paul Reynaud, dépassant largement les limites du devoir de réserve qui seraient admissibles de nos jours (« Il y a, me semble-t-il, grand intérêt, pour le présent et pour l’avenir, à ce que vous preniez vis-à-vis des militaires (!) L’attitude que voici... ».
En septembre 1937, de Gaulle reçoit le commandement du 507è régiment de chars. Cela ne l’empêche pas d’envoyer le 17 mars 1938 à Paul Reynaud, qui ne fait pourtant pas partie du gouvernement, un projet de décret « relatif à l’organisation d’un ministère de la défense nationale », ainsi qu’une « note sur l’orientation qu’il conviendrait de donner à notre effort d’armements. »
« Le 26 janvier 1940, nous rappelle Kersaudy, le colonel de Gaulle rédige et fait adresser à quatre-vingts personnalités civiles et militaires – sans la moindre permission de sa hiérarchie – un mémoire intitulé L’Avènement de la force mécanique, où l’on retrouve les arguments qu’il ne cesse d’égrener depuis six ans ». De Gaulle conclut son étude par cette notion clé de « force mécanique » que l’on retrouvera dans son discours du 18 juin : « Le défenseur qui s’en tiendrait à la résistance sur place des éléments anciens serait voué au désastre. Pour briser la force mécanique, seule la force mécanique possède une efficacité certaine. »
Puis ce seront les batailles de Montcornet, le 17 mai, et d’Abbeville, le 27, à la tête de la 4è DCR. Épisodes suffisamment connus pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir ici. Il en est de même pour le départ à Londres et l’épopée de la France libre.
Dès son arrivée à Londres, le général de Gaulle ne se fait pas d’illusions sur l’issue de la guerre et déclare à Maurice Schumann : « Je crois que la Russie entrera dans la guerre avant l’Amérique, mais qu’elles y entreront l’une et l’autre. Hitler ne résistera pas à l’envie de régler le sort de la Russie et ce sera sa perte. » Kersaudy relève à cet égard une « faculté d’anticipation hautement développée ». Le « de Gaulle stratège » que nous décrit l’auteur semble en effet posséder la faculté de jouer deux ou trois coups en avance. Il en sera de même à la Libération, où il sera à la fois soucieux d’éviter la prise du pouvoir par les communistes, et par les Alliés avec l’AMGOT.
La résolution de l’affaire algérienne, et surtout son dénouement sanglant, montrera toutefois les limites de la stratégie gaullienne. « De Gaulle avait parié, nous explique Kersaudy, que l’Algérie indépendante, reconnaissant que les pieds-noirs constituaient la colonne vertébrale économique et commerciale du pays, tiendrait dans son intérêt, même à perpétuer leur présence. »
Le déroulement des négociations avec le FLN dénote en effet un recul continu de la France par rapport à ses positions initiales sur tous les points abordés (statut du Sahara, association avec la France, sort des Européens, sort des harkis...) qui s’apparente à une capitulation. Sur ce sujet, comme sur d’autres, on peut compléter utilement le livre de Kersaudy par un autre ouvrage du même éditeur, qui est paru également à l’occasion du cinquantenaire de la mort du Général : François Malye, De Gaulle, les grandes questions (Collection Tempus, Perrin, 256 pages).
Les analyses gaulliennes du conflit vietnamien sont de mêmes empreintes d’une certaine candeur, comme celle qui lie en 1967 la paix en Asie du Sud-Est et la paix au Moyen-Orient, au motif que « tout se tient dans le monde d’aujourd’hui » et que le retrait américain du Vietnam provoquerait ipso facto « une détente générale » !
La « faculté d’anticipation » relevée par l’auteur rejouera par contre à plein lors de l’accession de la France au statut atomique. De Gaulle dénonce ainsi vertement les détracteurs de la force de frappe française, inspiré « par deux partis politiques, opposés sans doute, mais tendant tous deux à l’effacement de la France sous l’hégémonie de tel ou tel État étranger. » On aura reconnu facilement dans ces deux États, l’URSS et les États-Unis, et on se souviendra alors de la défense « tous azimuts » prônée par le général Ailleret, alors CEMA. Si le général de Gaulle se présente à l’élection présidentielle de 1965, c’est principalement pour faire en sorte que le processus d’équipement nucléaire de la France soit mené à son terme jusqu’à en devenir irréversible.
Viendra ensuite logiquement la sortie de la France du commandement intégré de l’Otan annoncé par la conférence de presse du 21 février 1966 : « Notre pays, devenant de son côté et par ses propres moyens une puissance atomique, est amené à assumer lui-même les responsabilités politiques et stratégiques très étendues que comporte cette capacité, et que leur nature et leurs dimensions rendent évidemment inaliénables. » En effet, poursuit-il, « la volonté qu’a la France de disposer d’elle-même, volonté sans laquelle elle cesserait bientôt de croire en son propre rôle et de pouvoir être utile aux autres, est incompatible avec une organisation de défense où elle se trouve subordonnée ».
« L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté, de ruse », avait-il dit un jour. De Gaulle était peut-être finalement un homme de la Renaissance... ♦